Violence conjugale : pourquoi la notion de « contrôle coercitif » pourrait produire plus de justice
Evan Stark, Professeur émérite, sociologue, Rutgers University et Andreea Gruev-Vintila, Maîtresse de conférences HDR en psychologie sociale, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cette dernière décennie, des législateurs, des magistrats, des ministres, des avocats, des forces de l’ordre et des associations de nombreux pays ont reconnu l’échec des approches de la violence conjugale qui la définissaient à partir d’« actes » épisodiques.
Un nombre croissant de pays a donc adopté le modèle du contrôle coercitif pour redéfinir la violence conjugale comme atteinte aux droits et aux ressources plutôt qu’agression. En d’autres termes, reconnaître qu’il s’agit d’actes délibérés ou d’un schéma comportemental de contrôle d’une personne par une autre.
Vers une inscription législative ?
Ainsi en 2021, la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé que la définition juridique de la violence conjugale doit inclure « les manifestations de comportement de contrôle et de coercition » et que cette modification du cadre juridique et réglementaire doit avoir lieu « sans tarder ».
En 2023, s’appuyant sur des entretiens avec plusieurs centaines de professionnels, victimes, associations et universitaires français, le Plan rouge VIF de la mission parlementaire Chandler-Vérien chargée par la Première ministre Elisabeth Borne d’améliorer le traitement judiciaire des violences conjugales a proposé en priorité la traduction du contrôle coercitif dans la loi et sa mise au cœur des futures campagnes d’information et de la formation des professionnels.
Bérangère Couillard, la ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, a elle aussi affiché son intérêt pour cette appréhension de la violence conjugale. Sa prédécesseuse Isabelle Rome, magistrate, avait déjà défendu la création d’une infraction spécifique. En effet, une infraction de contrôle coercitif en France pourrait être une avancée significative pour l’égalité femme-homme. Cette nouvelle législation pourrait contribuer à la protection de 213 000 femmes, dont 82 % de mères, et de leurs 398 310 enfants covictimes de violence conjugale, empêcher le meurtre et le suicide de centaines de partenaires, d’ex-partenaires et d’enfants chaque année.
Un crime de liberté
Le contrôle coercitif a été qualifié de « crime de liberté » par Evan Stark car il piège les victimes et produit une captivité analogue à la prise d’otage dans la vie privée. Il atteint de nombreux droits, à commencer par le droit à l’autonomie, à la dignité et à l’autodétermination.
La responsabilité des auteurs doit être exigée. À moins que ses éléments constitutifs ne soient envisagés comme un seul comportement malveillant et qui devra être arrêté, ce schéma de violence et d’exploitation peut se poursuivre pendant des années en passant sous le radar des tiers, qu’il s’agisse d’entourage de la victime ou de professionnels.
La situation française décrite dans le livre Le Contrôle coercitif : au cœur de la violence conjugale (2023) permet de dresser les constats suivants : l’incrimination actuelle de la violence conjugale échoue à condamner et responsabiliser les auteurs, ainsi qu’à protéger les victimes, principalement des femmes et des enfants ; l’absence de contrôle social et de sanction juridique favorise l’aggravation et la récidive ; la situation des victimes ressemble plus à une captivité qu’à une agression.
Un « véritable système d’impunité »
Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes a d’ailleurs qualifié le taux de condamnation des auteurs de violence conjugale de « véritable système d’impunité ». L’écart entre les infractions sanctionnées et la réalité de la violence telle qu’elle est vécue par les victimes peut éroder leur confiance dans la justice.
L’absence de responsabilisation des auteurs se reflète aussi dans l’augmentation des homicides conjugaux pour la deuxième année consécutive. En 2022, 118 femmes, 29 hommes et 12 enfants ont été tués. En 2021, 121 féminicides ont été officiellement recensés, un état de la situation encore plus alarmant si l’on ajoute les 684 femmes ayant tenté de se suicider ou s’étant suicidées suite au « harcèlement » de leur (ex-) partenaire. Cet échec, qui a lieu malgré les efforts déployés, met en exergue le lien entre l’inefficacité de l’appréhension actuelle de la violence conjugale et sa focale sur des actes qui sont des mauvais marqueurs de ses formes les plus dangereuses.
La situation en France n’est pas unique. Lorsque la ministre britannique de l’Intérieur a découvert en 2014 que l’Angleterre dépensait davantage pour la lutte contre la violence conjugale que pour la défense nationale, cependant que ni les homicides conjugaux ni les plaintes pour violence conjugale n’avaient diminué, elle a appelé à une approche entièrement nouvelle et adopté le contrôle coercitif pour remplacer les quatorze incriminations utilisées jusqu’alors. En réponse à un dilemme similaire, en 2018, le parlement écossais a adopté à l’unanimité le Domestic Abuse (Scotland) Act, un crime construit autour d’éléments de contrôle coercitif et passible d’une peine maximale de 14 ans de prison, comme l’homicide.
Surveillance, isolement, intimidation, contrôle
Depuis la publication du livre Coercive Control. How Men Entrap Women in Personal Life en 2007 par l’un de nous, plus de 1 000 monographies et d’innombrables témoignages de personnes victimes survivantes soutiennent l’idée selon laquelle c’est le contrôle coercitif, et non la violence physique, qui devrait être le principal objectif de l’intervention de l’État dans les cas de violence conjugale, y compris pour l’arrestation et la poursuite des auteurs, l’aide aux victimes, la protection des enfants et des politiques coordonnées.
Le livre Coercive Control montre que 75 % des incidents de violence domestique qui mènent à des arrestations sont des agressions répétées, presque toujours commises dans le contexte d’autres comportements qui vont des agressions sexuelles au harcèlement, surveillance/stalking, menaces et autres tactiques pour intimider les victimes, les isoler et les contrôler en prenant leur argent, les privant de ressources, en micro-régulant leurs vies et celles de leurs enfants.
Dans la plupart des cas de contrôle coercitif, la violence et/ou les agressions sexuelles s’inscrivent dans un contexte d’intimidation, d’isolement et de contrôle. La surveillance commence à la maison et s’étend sur toutes les activités des victimes, y compris le travail, implique les enfants et d’autres membres de la famille et même des professionnels qui deviennent espions, informateurs ou victimes.
Si la partenaire adulte est généralement la cible principale du contrôle coercitif, un délinquant qui cherche à monopoliser les ressources et les privilèges disponibles dans l’espace familial peut cibler toute personne qui lui fait obstacle, y compris les enfants, mais aussi les professionnels des forces de l’ordre, de la justice et des services sociaux. L’inclusion par l’Écosse de la « maltraitance des enfants » parmi les éléments du crime de contrôle coercitif montre à quel point il est facile pour la police et les magistrats de passer à côté de la fréquence à laquelle des enfants de tous âges sont enrôlés comme complices ou transformés en victimes adjacentes par des auteurs de contrôle coercitif qui n’ont aucune animosité envers leurs enfants, mais veulent simplement les utiliser pour blesser ou contrôler leurs mères.
Ces tactiques produisent sur les victimes adultes et leurs enfants des effets qui vont de la peur paralysante, la subordination, la dépendance psychologique, l’appauvrissement, le sabotage du lien mère-enfant, à la mort à petit feu, aux idées suicidaires, aux tentatives de suicide, ou la mort.
Et les enfants ?
Le contrôle coercitif des femmes par les hommes est la cause et le contexte le plus important des violences envers les enfants et des homicides d’enfants hors zone de guerre. Cela survient souvent après une séparation, dans le contexte de procédures judiciaires relatives à la résidence de l’enfant et aux droits parentaux ou pendant les droits de visite, quand l’agresseur sent que la seule façon de punir sa partenaire est de saboter sa relation avec l’enfant, blesser ou tuer les enfants, comme nous l’avons tragiquement vécu cette année avec l’homicide de la petite Chloé, 5 ans, par son père dont la mère avait demandé le divorce et contre lequel elle avait obtenu une ordonnance de protection.
L’enfant est victime adjacente dans ces cas dont le risque n’est déchiffrable qu’à l’aune du contrôle coercitif sur la mère. L’importance d’étendre aux enfants la protection dans une loi sur le contrôle coercitif a été soulignée par une contribution française à un rapport de l’ONU sur la violence faite aux femmes et aux filles, et par une proposition d’inclure le contrôle coercitif dans le code civil.
Evan Stark, Professeur émérite, sociologue, Rutgers University et Andreea Gruev-Vintila, Maîtresse de conférences HDR en psychologie sociale, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières