Si l’on pense pauvreté, une réalité urbaine vient à l’esprit. La grande ville, la banlieue, le péri-urbain. Seule exception dans cet imaginaire de pauvreté de béton : les agriculteurs. Leur mobilisation contre leur précarité grandissante est actuellement très médiatisée. Lorsqu’ils ne sont pas sur le devant de la scène, ils restent observés avec intérêt par les chercheurs et les pouvoirs publics. Trois raisons à cela : ils sont particulièrement subventionnés, le maintien de leur profession joue un rôle déterminant pour les espaces ruraux et les enjeux de « souveraineté alimentaire » cristallisent l’attention.
Mais en dehors de ce corps de métier, la pauvreté des espaces ruraux à très faible densité de population est comme invisible. Les questions de précarité et d’exclusion sociale sont très peu médiatisées lorsque l’on parle de tous les autres habitants des campagnes.
Depuis une vingtaine d’années, la pauvreté monétaire sur le territoire national s’accentue (elle se définit par un revenu inférieur à 60 % du revenu médian. En 2023, ce seuil est fixé à un revenu disponible de 1 102 euros par mois pour une personne seule et de 2 314 euros pour un couple avec enfants). Alors qu’en 2004, 12,6 % de Français vivaient sous le seuil de pauvreté, en 2024, ils sont 14,5 %. La pauvreté monétaire est plus importante dans les grands centres-villes, c’est vrai.
Mais ensuite, c’est dans les communes rurales dites « isolées et hors de l’influence des villes » qu’elle est la plus forte. Celles-ci accueillent environ 5 % de la population métropolitaine. Que sait-on de cette pauvreté rurale ? Qu’en est-il notamment chez les jeunes ?
Que sait-on de la pauvreté des jeunes ruraux ?
Tout d’abord, pourquoi s’intéresser particulièrement aux jeunes ? Il y a environ 9 millions de personnes en situation de pauvreté en France. Les jeunes de moins de 30 ans représentent à eux seuls la moitié de cet échantillon. Ils sont deux fois plus susceptibles de se retrouver dans une situation de pauvreté que ne le sont les personnes de plus de 65 ans. Cela s’explique à la fois par un phénomène de reproduction sociale (qui exacerbe les inégalités au fil des générations) et par une redistribution des richesses et des places en défaveur des jeunes générations. La jeunesse est particulièrement hétérogène, mais elle fait face dans son ensemble à un contexte de marée montante de la précarité. Cependant, les choses ne sont pas les mêmes que l’on soit un jeune vivant en ville ou à la campagne.
Lorsqu’on s’intéresse aux chiffres, la pauvreté en milieu rural semble moins importante qu’en ville. Les ménages ruraux représentent un tiers de la population, mais un quart des ménages pauvres. Cela pourrait laisser penser que les espaces ruraux sont des espaces de « résistance » à la pauvreté, notamment chez les jeunes.
Ces chiffres sont trompeurs : ils dissimulent d’autres phénomènes. Le taux de pauvreté des urbains est supérieur à celui des ruraux, mais lorsque l’on s’intéresse aux actifs de moins de 30 ans, la pauvreté est très similaire. Les retraités, eux, sont même plus touchés par la pauvreté dans les campagnes que dans les villes. La sociologue Agnès Roche dénonce dans son ouvrage Des vies de pauvres les écrans de fumée qu’imposent les catégories administratives et notamment le découpage géographique de l’Insee qui homogénéise les différents espaces ruraux (périurbain, rural « profond », etc.) en un ensemble parfois incohérent. Difficile alors d’étudier les phénomènes de pauvreté dans un flou territorial.
Ainsi, là où les travaux statistiques tutoient parfois leurs limites, les enquêtes qualitatives réalisées auprès des jeunes ruraux permettent de mieux comprendre ces phénomènes. Elles se révèlent particulièrement éclairantes sur les questions de non-recours aux aides sociales et mettent à jour une pauvreté invisibilisée et stigmatisée dans les campagnes.
Un non-recours aux aides plus important
On observe un écart assez important en fonction des territoires lorsque l’on étudie les jeunes à l’aune des aides qu’ils reçoivent. Dans le modèle français, une grande partie de la solidarité qui permet aux jeunes d’accéder à l’indépendance repose sur l’aide parentale. Ce système « familialiste » crée une reproduction des inégalités importante puisqu’il fait reposer l’avenir socioprofessionnel des jeunes sur les ressources de leurs parents, ressources inégales entre les familles et souvent en défaveur des territoires ruraux. Pour autant, si la solidarité familiale est acceptée, les aides sociales sont en France particulièrement stigmatisées. Elles sont associées à l’hédonisme, à la fainéantise, à l’inaction, en bref, à l’imaginaire de l’assistanat.
Chez les jeunes ruraux, on observe un phénomène de rejet plus prononcé des aides sociales que chez les urbains. Le fait de vivre en milieu rural diminue d’ailleurs la probabilité de connaître de manière précise le RSA de 11,2 points. Une opposition assez flagrante entre deux domaines symboliques se dessine dans le discours des jeunes avec lesquels nous nous sommes entretenus : d’une part, la figure du travailleur pauvre, et de l’autre, celle de l’assisté. Dans cette manière très manichéenne de percevoir son rapport à ces revenus, on tente de se placer du côté de ceux qui maîtrisent leurs expériences de vie par le travail. Être ou devenir « un assisté » devient une crainte telle qu’elle détourne souvent les jeunes d’aides auxquelles ils peuvent pourtant prétendre.
Plus que craindre pour l’image que l’on se fait de soi, c’est surtout le risque de stigmatisation que l’on craint. Être perçu comme un « assisté », c’est être localement « mal vu » et donc souffrir d’une mauvaise réputation. Dans des espaces où les réputations se font et se défont rapidement, le fait d’être perçu comme « vivant aux crochets » des aides peut notamment limiter l’employabilité des jeunes. Ce non-recours aggrave la précarité des jeunes dans les campagnes. Il participe à une pauvreté plus silencieuse.
Les jeunes femmes plus durement touchées
Les jeunes ruraux sont plus souvent en situation d’emploi que les urbains mais ils sont également sujets à des phénomènes d’exploitation dans le travail de manière récurrente. Travailler sans contrat, être sous-payé, voire pas rémunéré du tout, est fréquent dans les parcours de vie de jeunes ruraux, en particulier chez les plus précaires. Parallèlement, les jeunes qui ne sont ni en emploi, étude ou stage (NEET) sont particulièrement nombreux dans les espaces ruraux. Ils représentent un quart des 18-24 ans, contre un cinquième en ville.
Les écarts entre hommes et femmes sont bien plus importants dans les campagnes. Si les territoires ruraux sont hétérogènes, on peut trouver chez les 15-24 ans, 32 % des femmes sont en activité contre 47 % des hommes. En ville, c’est 33 % des femmes de 15-24 ans et 40 % des hommes. Le chômage féminin peut être jusqu’à deux fois supérieur à celui des hommes dans certaines zones rurales.
Les inégalités territoriales, des politiques inadaptées et le manque d’intérêt jouent le jeu d’une pauvreté invisible et parfois trop silencieuse des jeunes en milieu rural. Leurs aspirations et leurs besoins semblent rarement pris en considération. Les politiques publiques à destination des jeunes sont urbanocentrées, et lorsque l’on s’intéresse aux habitants des territoires ruraux, il s’agit plus de « bricolage » administratif que de grands plans d’action adaptés et construits. On omet souvent la très grande hétérogénéité de ces espaces, et donc, de leurs besoins. Si la pauvreté semble numériquement plus faible dans les campagnes, elle cache d’autres phénomènes : « […] de stigmatisation, d’assignation territoriale et enferme dans une pauvreté silencieuse » comme le souligne Amélie Appéré De Sousa, qui a collaboré avec l’Observatoire Régional de Santé Bourgogne. Il est nécessaire de ne plus penser les espaces ruraux comme en périphérie ou à la marge des réalités contemporaines. Ces espaces représentent plus des deux tiers du territoire français.
Clément Reversé, Sociologie de la jeunesse, sociologie des espaces ruraux, Université de Bordeaux