Sortir les mères seules de la pauvreté grâce à l’emploi : mais quel emploi ?

Les « familles monoparentales » reviennent périodiquement sur le devant de la scène médiatique, particulièrement en période de crise. En fonction de l’actualité sociale et politique, se trouve ainsi convoquée la figure de la mère-courage, méritante, vaillante et fière sur les ronds-points pendant le mouvement des « gilets jaunes » en 2018-2019 ; ou bien celle de la mère dépassée, qui laisse traîner son fils lors des « révoltes urbaines » comme à l’été 2023 à la suite de la mort de Nahel, jeune homme de 17 ans tué par un policier durant un contrôle routier.

Les parlementaires et les pouvoirs publics se penchent actuellement spécifiquement sur le sort des familles monoparentales. Plusieurs propositions de loi sont à l’étude visant à lutter contre la précarité des familles monoparentales. Une mission gouvernementale est également en cours. La délégation aux droits des femmes du Sénat a préalablement produit un rapport d’information qui reprend la principale conclusion de l’état des savoirs sur les familles monoparentales commandité par la Cnaf et paru en septembre 2023 : les familles monoparentales sont confrontées à un cumul de difficultés et d’inégalités, de genre en particulier, globalement impensé.

Le portrait est bien documenté et largement connu aujourd’hui. La monoparentalité est un phénomène massif, un quart des familles sont monoparentales en France. 82 % des parents qui élèvent seuls leurs enfants sont des femmes. Leurs conditions de vie sont moins favorables que celles des couples avec enfant(s), que ce soit en matière de logement, de santé, de revenus, de conditions de travail et d’emploi ou d’articulation vie familiale/vie professionnelle. Elles sont plus nombreuses à être touchées par la pauvreté : la pauvreté en conditions de vie, qui mesure les privations matérielles mais aussi sociales, concerne 31 % des familles monoparentales contre 11 % des couples avec un enfant.

Les mesures qui circulent pour y remédier tournent essentiellement autour de l’amélioration du système de redistribution, la prise en compte de leur situation par le système sociofiscal et le soutien à l’articulation vie familiale/vie professionnelle. Certes, il y a fort à faire dans ces domaines. Mais le parent pauvre du concours Lépine des solutions reste selon nous la question du travail et de l’emploi. Or les conditions de vie des mères seules et de leurs enfants ne pourront pas être améliorées de façon significative et durable sans adresser frontalement la question du (dys)fonctionnement du marché du travail.

Davantage au chômage et à temps partiel subi

Aujourd’hui, plus de 40 % des familles monoparentales vivent en dessous du seuil de pauvreté. Bien que les revenus issus du travail soient essentiels pour échapper à la pauvreté, ils n’y suffisent souvent pas.

Par définition, les personnes vivant seules (avec ou sans enfants) ne bénéficient pas des économies d’échelle que permet le fait d’être en couple, via la mise en commun des ressources et des dépenses, notamment liées au logement. Les parents de familles monoparentales aux revenus modestes sont de ce fait davantage exposés à la pauvreté et à la pauvreté laborieuse, quand ils ou elles ont un emploi. Les mères ont, en moyenne, des revenus d’activité plus bas que leurs homologues masculins du fait des inégalités de genre, massives et persistantes, qui structurent le marché du travail. Mais pour les mères en couple, le revenu du conjoint peut éviter au ménage de verser dans la pauvreté.

Mères seules et mères en couple participent autant au marché du travail : leur taux d’activité, soit la part des personnes en âge de travailler qui ont un emploi ou qui en recherchent un, est équivalent. Les mères seules, néanmoins, sont deux fois plus au chômage que les mères en couple car elles sont globalement moins diplômées et font face à des « freins périphériques » à l’emploi spécifiques : des contraintes temporelles plus fortes, des difficultés pour faire garder leurs enfants ou encore des problèmes de mobilité.

Lorsqu’elle est en emploi, près d’une mère seule sur cinq reste pauvre, contre 5 % des mères en couple. Au-delà de l’accès à l’emploi, c’est aussi et surtout le contenu des emplois occupés qui est à interroger. La moitié des mères seules est concentrée dans dix groupes professionnels dont la majorité appartient au segment précaire du marché du travail. Ils se trouvent dans les secteurs du nettoyage, du secrétariat, du soin et du lien, de l’hôtellerie-restauration ou encore de la grande distribution. Au total, plus d’un tiers des mères seules travaille dans des métiers au service des autres, pour prendre soin des personnes (enfants, personnes âgées ou en situation de handicap, notamment) ou des locaux dans lesquelles elles vivent ou travaillent. Elles travaillent tout particulièrement dans les métiers du vieillissement, au caractère essentiel mais aux conditions de travail insoutenables, qu’ont étudié les économistes et sociologues François-Xavier Devetter, Annie Dussuet, Laura Nirello et Emmanuelle Puissant dans Que sait-on du travail ?

Concrètement, une mère seule aide à domicile travaille en moyenne 25 heures par semaine pour 802 euros par mois et une mère seule agente de nettoyage 27 heures pour 1039 euros par mois. Les salaires horaires sont bas voire très bas et sont associés à du temps partiel, voire très partiel, qui est non pas « choisi » mais subi pour près de la moitié des mères seules concernées, contre 30 % des mères en couple. Une partie importante du revenu disponible des mères seules à bas salaire provient alors des aides sociales qu’elles perçoivent et qui viennent apporter un complément vital à des salaires proprement « incomplets ». Ces dernières représentent environ 30 % du revenu disponible d’une aide à domicile en situation de monoparentalité contre 11 % pour une mère en couple exerçant le même métier.

Surreprésentées dans les métiers à prédominance féminine

Quatre raisons, au moins, expliquent cet état de fait.

La première a trait à des caractéristiques sociodémographiques défavorables, en particulier un niveau de diplôme plus faible. Les métiers du soin et du lien sont des métiers « en tension » pour lesquels les employeurs ont tendance à desserrer la contrainte de diplôme et de qualification de façon à trouver à recruter. D’autres métiers, pourtant eux aussi féminisés, vont leur être moins accessibles en raison de leur plus faible niveau de diplôme, comme les métiers de l’enseignement par exemple. Ce peut aussi être le cas car leur environnement de travail s’avère inadéquat : les assistantes maternelles doivent ainsi disposer d’un logement permettant d’accueillir les enfants, là où les mères seules ont des logements plus petits en moyenne et davantage exposés aux problèmes d’humidité et de chauffage notamment.

En outre, les mères seules font face à un cumul de contraintes qui oblige certaines d’entre elles, les moins diplômées en particulier, à adapter leur activité professionnelle à leur situation familiale. Les horaires de ces métiers sont souvent atypiques, tôt le matin, tard le soir, le week-end, avec des journées qui peuvent être morcelées, ce qui rend l’articulation vie familiale/vie professionnelle plus complexe encore. Les modes de garde classiques étant généralement peu accessibles sur des horaires décalés (quand ils le sont financièrement), les mères seules occupant ces emplois sont globalement plus âgées que les mères en couple et leurs enfants également.

Une troisième explication réside dans les pratiques d’orientation différenciées de la part des intermédiaires de l’emploi : les mères seules font plus souvent l’objet d’un accompagnement davantage social que professionnel, visant notamment à travailler leur rapport à la parentalité. Et quand accompagnement à l’emploi il y a, dans un contexte de restrictions budgétaires et de moyens inadaptés pour les professionnels de l’insertion, c’est pour orienter principalement ces femmes vers des métiers féminisés et précaires de façon à répondre à l’urgence de leur situation financière. Ces pratiques correspondent à la mise en œuvre concrète des politiques d’activation qui visent à « (re)mettre les individus au travail » pour lutter contre la pauvreté.

Il faut enfin invoquer les stratégies des employeurs. Les mères seules peuvent faire l’objet de discrimination à l’embauche, la monoparentalité étant souvent vue comme susceptible de créer des problèmes de gestion RH de type absentéisme et difficultés de planning. Dans le même temps, certains employeurs vont au contraire avoir tendance à privilégier les candidatures de mères seules pour leur « fiabilité », liée au fait qu’elles n’ont pas le choix de travailler. L’économiste Mathieu Béraud rapporte avec ses collègues ce témoignage d’une gérante d’une PME de nettoyage :

« Déjà je veux une femme. Les meilleures ont autour de 40 ans parce que les enfants sont grands : je n’ai plus trop de chance d’avoir une grossesse qui va perturber le… voilà. Et puis, cyniquement, je les préfère célibataires et avec charge d’enfants : obligées d’aller travailler et pas d’absences. Je vous ai dit que c’était cynique mais voilà les critères. Vous êtes alors sûrs de votre personnel. »

Au total, la revalorisation des métiers à prédominance féminine représente un axe essentiel de la lutte contre la précarité et la pauvreté non seulement de l’ensemble des femmes mais encore plus particulièrement de celles qui élèvent seules leurs enfants. Les économistes Rachel Silvera et Séverine Lemière travaillent sur le sujet depuis des années, irriguant les réflexions du Défenseur des droits et celles de feu le Conseil supérieur à l’égalité professionnelle. Reste aux pouvoirs publics à se saisir de ces travaux et à pousser le patronat à renégocier les classifications de branche en conséquence et à cesser la pratique généralisée du recours au temps partiel et aux bas salaires. Faute de quoi il paraît illusoire de prétendre améliorer les conditions de vie des mères seules et de leurs enfants.


Cet article a été co-rédigé par Clémence Helfter, chargée de recherche et d’évaluation à la Direction des statistiques, des études et de la recherche (DSER) de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), et Oriane Lanseman, doctorante en économie à l’Université de Lille.