Santé mentale : attention à l’effet de mode et à la banalisation
De quoi parle-t-on exactement quand on parle de « santé mentale » ? Qu’est-ce qui entre dans la catégorie des troubles ? Qui est concerné ? Antoine Pelissolo, professeur de psychiatrie, Inserm, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) fait le point.
Érigée en « grande cause nationale » pour l’année 2025, la santé mentale sort enfin du silence dans lequel elle est plongée depuis trop longtemps, entre fausses représentations, peurs diverses ou déni plus ou moins généralisé.
De fait, les troubles de santé mentale semblent aujourd’hui (un peu) plus faciles à évoquer dans l’espace public et dans la sphère privée, au point d’ailleurs que l’augmentation des demandes de consultations se heurte de plus en plus à l’insuffisance de l’offre dans ce domaine.
Toutefois, le passage dans le langage courant de l’expression « santé mentale » doit nous inciter à la vigilance. En effet, dans les discours publics - voire, parfois, dans l’expression de certains professionnels - , les confusions sont courantes entre santé mentale, bien-être, psychologie, troubles psychiques, psychiatrie, etc.
Tentons donc une clarification, d’abord sur la santé mentale puis sur ses altérations.
Une épidémie de souffrances psychiques
En matière de santé mentale, il y aura probablement un « avant » et un « après » 2020, année qui a vu débuter la pandémie de Covid-19.
Les souffrances psychiques qui en ont découlé ont en effet conduit les professionnels à sonner l’alerte, ce qui a mené à la prise de conscience collective que « nous avons tous une santé mentale » à laquelle nous devons prêter attention. D’après Google Trends, les requêtes Internet sur la thématique « santé mentale » ont plus que doublé entre 2020 et 2024…
On constate aujourd’hui que chez les adolescents et les jeunes, premières victimes de la vague d’anxiété et de dépression qui déferle depuis plus de quatre ans, parler de problèmes psychiques semble plus naturel et aisé qu’il y a quelques années, en particulier sur les réseaux sociaux.
Certains chanteurs, sportifs, ou autres personnalités populaires, semblent aussi moins réticents à évoquer ces difficultés ; on ne peut que saluer leur courage et leur rôle d’exemple pour l’ensemble de la population.
Cependant, tout phénomène social et médiatique rapide expose à un effet de mode avec de possibles dérives et un risque de dévoiement. Déjà, on voit apparaître des expressions banalisantes : « ça n’est pas bon pour ma santé mentale », « ma santé mentale m’empêche de faire telle chose », etc.
Or, tout comme le concept très pertinent de « charge mentale » a perdu une partie de sa substance initiale après son passage dans le langage courant, un emploi trop large de la notion de santé mentale pourrait la galvauder également. Au point de nous faire oublier l’essentiel, c’est-à-dire l’importance et la fréquence de souffrances et de pathologies avérées qu’il faut reconnaître, prévenir et combattre.
De quoi la santé mentale est-elle le nom ?
Le domaine de la santé mentale est vaste et complexe, et il existe beaucoup d’imprécisions dans la définition même des concepts que recouvre cette notion (concepts qui ont, de fait, de nombreux points de contacts ou de recouvrement), ainsi que dans le vocabulaire employé.
Pour l’Organisation mondiale de la santé, la santé mentale est un « état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ».
On pourrait s’étonner de cette vision productiviste, toutefois cette définition présente un intérêt : elle rappelle que la santé mentale d’une personne est indissociable du contexte dans lequel elle évolue, avec ses lots de difficultés et d’obstacles inévitables auxquels elle doit faire face, en mobilisant ses ressources psychologiques.
Centrer la santé mentale sur le « bien-être » permet, en même temps, d’y englober les trois dimensions essentielles de la santé (physique, psychique et sociale) et d’insister sur le fait qu’être en bonne santé mentale n’est pas strictement synonyme de ne pas avoir de troubles psychiques.
On peut en effet être indemne de pathologies et ne pas se sentir bien dans sa vie. À l’inverse, on peut avoir des pathologies et parvenir malgré tout à un réel bien-être, grâce aux traitements notamment.
La notion de santé mentale comprend en fait deux composantes. D’une part, les bases d’un bon équilibre psychique et du bien-être (sur lesquelles peuvent influer développement personnel, psychologie positive, facteurs sociaux et environnementaux qui contribuent à se sentir bien, etc.). D’autre part, les troubles qui relèvent de la psychopathologie, de la médecine ou de la psychiatrie.
Ces deux champs se recoupent en partie. Par exemple, les mêmes personnes peuvent, à des moments différents ou parfois simultanément, être concernées par des difficultés d’adaptation aux aléas de la vie et par des troubles psychiques.
En outre, ces deux dimensions interagissent l’une avec l’autre : les stress durables et difficiles à gérer peuvent favoriser l’émergence ou l’aggravation d’une pathologie psychique, tandis que, naturellement, un trouble psychique non traité contribue à dégrader la qualité de vie, le bien-être et même l’environnement de vie de la personne (perte d’emploi, isolement social, etc.).
Une terminologie ambiguë
Cette proximité et ces interférences conduisent souvent à confondre ces deux domaines en un seul, ou en tout cas à entretenir le flou sur leur distinction.
Ainsi, dans la terminologie officielle, les hôpitaux spécialisés en psychiatrie sont dénommés « établissements publics de santé mentale », ce qui laisse croire qu’ils peuvent à la fois s’occuper du bien-être de la population, prévenir les troubles psychiques, soigner les maladies en phase aiguë, et aussi prendre en charge le « handicap psychique » au long cours…
Par ailleurs, depuis quelques années, la tendance est d’afficher les deux composantes de la santé mentale l’une à côté de l’autre. L’instance en charge de ces problématiques, créée en 2019 au ministère de la Santé, s’intitule « Délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie », ce qui suggère qu’elle a la charge d’un champ très étendu, du normal au pathologique, du sociétal au médical.
Certes, on peut considérer que ce choix est légitime, car les besoins existent dans les deux champs, et les déterminants de la bonne santé mentale et de la lutte contre les troubles psychiques sont en grande partie les mêmes. Cependant, une telle approche est très ambitieuse, peut-être trop au vu de l’immensité de la tâche.
Des organisations de psychiatres se sont d’ailleurs alarmées du fait que la « grande cause » porte sur la « santé mentale », insistant sur l’urgence de s’occuper avant tout des troubles psychiques et donc de la psychiatrie.
Une nuance de taille, car quand bien même on peut considérer que toute la population est concernée par la problématique de la santé mentale, tous les citoyens ne souffrent pas de troubles psychiques ou apparentés.
Combien de personnes sont concernées par les troubles psychiques ?
Il est essentiel de bien définir le contour des troubles psychiques, afin de tenter d’estimer correctement le nombre de personnes touchées. Pour ce faire, on peut décrire trois grands cercles.
Le « mal-être psychosocial » : ce cercle recouvre les altérations du bien-être en relation à des conditions de vie ou à des événements éprouvants : difficultés économiques, familiales, de santé, de travail, de logement, d’écoanxiété, etc. Cet état de détresse réactionnelle ou de difficultés d’adaptation se manifeste par un malaise psychologique, du stress, une insatisfaction, ou des émotions négatives fréquentes.
Il ne s’agit cependant pas là de réels troubles psychiques : ces signes n’entrent dans cette catégorie qu’à partir du moment où ils deviennent assez sévères et/ou assez durables pour constituer des symptômes en nombre suffisant pour être qualifiés de pathologie selon les critères diagnostiques médicaux (classification du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux DSM.5 ou du manuel de diagnostic pour les troubles mentaux, comportementaux et neurodéveloppementaux CIM-11).
Ce mal-être peut toutefois être un élément favorisant pour l’apparition de véritables troubles psychiques, probablement chez des personnes qui ont, par ailleurs, d’autres facteurs de risque pour de tels troubles.
Il est très difficile d’estimer le nombre de personnes traversant des périodes de mal-être de ce type, mais il est probable que plusieurs dizaines de millions de personnes en France sont concernées, sur des durées plus ou moins longues et avec une intensité variable.
Les « troubles psychiques fréquents » : ce second cercle est plus facile à définir. Il s’agit de réelles pathologies, définies par des critères diagnostiques psychiatriques, de sévérité et de durée variable, mais sans répercussions très sévères et permanentes sur la vie de la personne. Dans cette catégorie figurent la plupart des troubles anxieux et phobiques, des dépressions, des addictions modérées.
Les études épidémiologiques montrent qu’environ 20 à 25 % des personnes connaissent au cours de leur vie un ou plusieurs troubles de ce type. Sur une année, environ 10 millions de personnes sont concernées par ces diagnostics.
Les « troubles psychiques sévères et persistants » : ce troisième cercle comprend les affections chroniques souvent graves et générant un handicap durable si elles ne sont pas traitées. Il s’agit surtout de la schizophrénie et du trouble bipolaire, ainsi que d’autres pathologies du même type. En France, environ 3 millions de personnes sont concernées.
Quelles sont les réponses apportées ?
Les troubles sévères et persistants nécessitent une prise en charge par différents professionnels médicaux et sociaux, et en particulier par des psychiatres. La plupart des patients concernés sont suivis au sein de services de psychiatrie publique, surtout dans les centres de consultation et parfois en hospitalisation.
En ce qui concerne les troubles psychiques fréquents, les soins adaptés doivent plutôt être mis en œuvre par les médecins généralistes, associés si possible à des psychologues. Un recours ponctuel à un psychiatre, pour un état aigu ou pour un avis diagnostique ou thérapeutique, peut s’avérer utile. Cependant, il serait illusoire de penser que les 10 millions de personnes concernées puissent être suivis par des psychiatres, dont le nombre avoisine seulement les 15000 en France…
Enfin, les personnes traversant des états de mal-être psychosocial, qui ne sont pas des pathologies, peuvent être aidées en cas de besoin par des associations, des travailleurs sociaux, des référents dans leur environnement de vie ou de travail (infirmières scolaires, professionnels formés, etc.).
L’écueil principal dans ce domaine est que les manifestations de ces états peuvent beaucoup ressembler à celles des troubles psychiques fréquents, nécessitant des soins. La question du diagnostic et de l’évaluation est donc cruciale, et donc de l’accès à des avis médicaux ou psychologiques, ainsi que de la formation des professionnels de santé de proximité (médecins généralistes, médecins scolaires ou du travail, etc.).
Mieux informer la population
Il est essentiel de fournir une information claire et vulgarisée sur les troubles psychiques à la population générale, et en particulier aux parents, aux enseignants ou aux intervenants sociaux, afin qu’une attention « citoyenne » puisse faciliter leur repérage, à un stade précoce si possible.
C’est par exemple ce qui est proposé dans les programmes didactiques des premiers secours en santé mentale, portés par les pouvoirs publics depuis quelques années.
Le domaine de la santé mentale est riche et complexe, et ne doit pas être simplifié et encore moins galvaudé. Surtout, les troubles psychiques et la psychiatrie, et leurs besoins ne doivent pas être pudiquement occultés, car les enjeux de santé publique qui y sont associés sont majeurs.
Antoine Pelissolo, Professeur de psychiatrie, Inserm, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)