Le 31 août dernier, une policière a été assassinée à coups de machettes sous les yeux de son enfant de trois ans. Ce féminicide met en relief de nombreuses questions. Que sait-on des enfants exposés aux violences intrafamiliales ? Existe-t-il des différences de genre ? Comment réagissent les mères ? Quelles stratégies mettent en place les pères violents vis-à-vis de leurs enfants ? Quelles sont les séquelles psychologiques possibles pour un enfant exposé à de telles violences ?
J’ai mené et dirigé quatre recherches de 2018 à 2022 sur les violences faites aux femmes et aux enfants dans différents contextes (échantillon : 2523 femmes, 453 enfants et 374 hommes). Couplées avec les statistiques officielles des violences sur mineur·e·s, ces enquêtes offrent des données permettant de mieux appréhender l’exposition à la violence dans l’enfance et d’ouvrir des pistes de réflexion sur son impact.
Hors agressions sexuelles, les victimes mineures sont autant des filles que des garçons
40 % des violences physiques au sein d’un couple apparaissent pour la première fois pendant la grossesse. Une fois nés, cela entraîne chez ces enfants des « problèmes extériorisés » (agressivité, violences sur autrui…) et des « problèmes intériorisés » (anxiété, dépression, somatisation…), avec des variables genrées importantes entre les garçons et les filles, qui somatisent davantage.
À noter, une spécificité : les hommes violents le sont avec leurs enfants quel que soit leur sexe. Ils ne protègent pas davantage leurs fils. En effet, si on ôte les violences sexuelles, les violences faites aux mineurs au sein du foyer concernent 44 % de garçons et 56 % de filles (victimes directes de violences physiques, verbales, psychologiques ou négligences lourdes au sein de sa famille). En cela, la notion de machisme, qui revêt une violence à l’égard du genre féminin n’est pas applicable sur les enfants des auteurs de violence. Nous parlons donc ici de violences virilistes : ayant trait aux enfants co-victimes de violences conjugales, la haine du parent violent peut s’abattre sur n’importe quel enfant, qu’il soit garçon ou fille.
Mais à l’âge adulte, les violences domestiques touchent très majoritairement les femmes (87 % des victimes).
Le quitter quand « il touche aux enfants »
Quant aux violences au sein du couple, les mères subissent beaucoup plus de violences que les autres catégories de population (89 % des mères contre 71 % de l’ensemble de la population). Les victimes de violences avec enfants en parlent davantage aux institutions, tout en ayant un parcours de violence plus long que la moyenne constatée. Ceci s’explique par une raison évoquée dans tous les entretiens menés auprès de ces femmes : « ne pas changer l’enfant d’école tant qu’il n’est pas au collège ».
Parmi les témoignages que j’ai recueillis, une grande majorité des victimes de violences peuvent accepter les violences subies, mais les déclarent inacceptables pour leurs enfants. Notre étude révèle que les femmes victimes avec enfants quittent leur conjoint lorsque ces derniers sont touchés directement.
Les violences « indirectes »
Mais parmi les victimes adultes déclarant que les enfants n’ont pas subi de violences, quel est le degré de traumatisme lié à cette « exposition » ? Même s’ils ne subissent pas de violence physique, les enfants peuvent être affectés par des violences psychologiques et des tensions familiales. Certaines études parlent d’enfant symptôme, d’enfant repère ou d’enfant trait d’union. Le témoignage d’une femme ayant déclaré que ces enfants n’ont subi aucune violence illustre cette problématique :
« Il a voulu me lacérer le visage avec un rasoir, m’a donné un coup de poing à la cuisse qui m’a mise au sol et m’a donné un coup de pied dans le ventre, toujours devant les enfants. »
Lors d’entretiens menés au cours de mes recherches, certaines femmes ont relaté leur calvaire et les violences physiques infligées durant une nuit entière, ce qui ne laisse aucun doute sur le fait que les enfants entendent et donc vivent ces violences.
« Un soir, il voulait me tuer m’a-t-il dit, mais qu’avant il allait me violer. Après plusieurs heures à subir des coups, mon plus jeune fils s’est réveillé à cause du bruit, je l’ai porté et ramené dans sa chambre. Il n’avait que 2 ans… et je suis partie vite à la gendarmerie pieds nus et en nuisette avec mon dernier fils dans les bras. Les gendarmes ont ensuite été chercher le plus grand qui avait 4 ans. »
Diviser les enfants pour mieux régner
Les auteurs de violences font toujours appel aux mêmes leviers pour « justifier » leurs violences envers leur conjointe et leurs enfants : ceux des stéréotypes de genre. Ainsi, une maison vue par l’agresseur comme mal rangée, une tenue jugée trop provocante ou, au contraire, pas assez féminine, ou bien l’éducation des enfants serviront de prétexte aux violences.
Par ailleurs, le père violent peut dégrader physiquement et psychologiquement un seul de ses enfants, qui va être assimilé « aux défauts » de la mère. Peu importe le sexe de ce dernier, ce peut être le garçon qui ressemble physiquement à sa mère comme la fille qui est ramenée aux mêmes défauts stéréotypés attribués à la mère. Cela va avoir pour effet de diviser la famille mais surtout de créer un malaise dans la fratrie entre l’enfant « soi-disant épargné » et l’autre.
Ce processus volontaire va diviser la fratrie et la famille tout en entraînant un panel d’émotions qui ne font pas unité. S’ensuivent alors la culpabilité pour les enfants « épargnés », et l’humiliation pour les autres. Cela va nécessairement engendrer un conflit de loyauté envers la mère, mais aussi avec le frère ou la sœur apparenté à cette dernière.
Quel impact sur le développement psychique de l’enfant ?
Comment vivre avec la culpabilité de ne pas être la cible de ces violences tout en y étant exposé ? Comment supporter de « rester sans rien faire » alors que toute la famille est touchée ? Cette situation tiraillante créera une tension entre le fait que le père peut être potentiellement aimant alors qu’il est violent avec la mère, voire avec un autre frère ou sœur. L’enfant directement touché par les coups et/ou les humiliations intégrera davantage les rôles moraux et sociaux que son frère ou sa sœur non directement touché, en déclarant plus clairement que « papa est méchant », comme l’ont montrés les observations et entretiens menés auprès des professionnels.
Cela n’augure rien sur les conséquences post-traumatiques engendrées par de telles violences. Les symptômes observés sont protéiformes et se rapprochent de ceux engendrés par le harcèlement entre pairs. Les conséquences sont variables, de nature et d’intensité différentes selon l’âge des enfants, leur place dans la fratrie et leur sexe : intégration de schémas inadaptés, stratégies de survie, endossement de différents rôles, somatisations… Un symptôme invisible socialement est généralement ignoré : c’est celui de l’enfant qui, pour anticiper les violences, ne se fait jamais remarquer (l’enfant premier à l’école, jamais insolent, calme et gentil…) Or, ce n’est pas parce qu’un enfant n’est pas jugé « dangereux » qu’il n’est pas en danger.
Des conséquences jusqu’à l’âge adulte
À long terme, les conséquences peuvent être multiples. Les recherches récentes sur l’épigénétique tendent à montrer l’impact biologique et mental qu’induisent ces violences tout au long de la vie. Les travaux sociologiques et criminologiques montrent le lien entre l’environnement violent et les risques de passage à l’acte une fois adulte, notamment en raison de la normalisation de la violence (avec des probabilités plus importantes pour les garçons de perpétuer ces violences).
Si les facteurs de risque sont plus importants, cela n’induit pas que tous les enfants victimes deviendront violents à leur tour. Quelle est la probabilité qu’ils deviennent violents avec leur futur partenaire ? Quelle sera l’intégration de leur dévalorisation à l’âge adulte ? Et par conséquent quels sont les risques d’être à leur tour victimes de violences en couple ? Quel que soit le traitement différencié infligé aux enfants, ces violences directes ou indirectes auront un impact sur leur destinée. Une étude longitudinale visant à mieux comprendre comment les expériences de violences infantiles affectent le développement psychologique et les relations affectives à l’âge adulte pourrait apporter des éclaircissements essentiels à ces questions complexes.
Johanna Dagorn, sociologue, Université de Bordeaux