Pourquoi il est nécessaire de distinguer violence de genre et violence intrafamiliale
Les manifestations à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes le 25 novembre sont l’occasion, notamment pour les associations, de dénoncer l’insuffisance des mesures prises par l’État pour lutter contre les féminicides. Les mesures adoptées lors du Grenelle sur les violences conjugales de 2019 sont venues compléter les dispositifs existants d’accueil et de protection des victimes. Pour autant, le nombre de féminicides diminue peu, encore 118 en 2022 selon le ministère de l’Intérieur.
Comment expliquer le manque apparent d’efficacité des politiques mises en œuvre ? La dimension systémique des violences, conséquence des inégalités structurelles femmes/hommes, est peu prise en compte, au profit d’une approche reposant principalement sur des comportements individuels dysfonctionnels, laquelle est favorisée par l’assimilation des violences conjugales aux violences intrafamiliales (VIF) incluant parents et enfants et présupposant qu’il s’agit des mêmes ressorts de violence. Pour comprendre les manques des politiques de luttes contre les violences faites aux femmes, j’ai analysé les débats parlementaires des différentes lois adoptées depuis plus d’une dizaine d’années et réalisé 30 entretiens avec des acteurs et actrices nationaux et territoriaux de cette politique.
Un millefeuille juridique plutôt qu’une loi-cadre
Contrairement à l’Espagne depuis 2004, ou à la Belgique cette année, les violences de genre, c’est-à-dire prenant en compte l’asymétrie des situations des femmes et des hommes dans le processus des violences, ne sont pas reconnues en tant que telle en France. Il n’existe pas de loi-cadre basée sur une approche multidisciplinaire de la prévention et du traitement des violences.
Les arguments opposés à une loi-cadre reposent sur l’organisation judiciaire et la nécessité d’améliorer l’application des lois déjà existantes. En France, le choix a été celui du millefeuille juridique, chaque nouvelle loi ayant pour ambition d’améliorer les dispositifs mis en place par la précédente.
Trois problèmes se posent. Le premier est l’absence de principes généraux dans les exposés des motifs (préambule aux lois) qui reposent sur l’énoncé des chiffres, leur ampleur justifiant l’action publique. Ils n’analysent ni les processus des violences ni ne parlent d’inégalités entre les femmes et les hommes. Au cours des débats il est toutefois question de la « spécificité des violences conjugales », laquelle est ramenée au phénomène de l’emprise, reconnu depuis la loi du 30 juillet 2020 et qui « permet de comprendre le silence des victimes et leur comportement craintif, qui fait croire à tort à une acceptation de leur sort ». Cette spécificité repose ainsi sur une approche psychologisante de rapports interpersonnels négligeant ainsi le contexte social et culturel qui a pu favoriser ces violences (image des femmes, construction de la masculinité, etc.).
Le deuxième est que ces lois s’inscrivent dans le cadre de la lutte contre la délinquance d’où l’accent mis sur la sanction et la protection des victimes mais la prévention sociale (agir sur l’environnement social) n’est que peu abordée.
La troisième, conséquence des deux précédents, est que les violences conjugales sont assimilées aux violences intrafamiliales, ce qui laisse à penser qu’elles relèvent des mêmes processus et dispositifs. Ainsi, la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences spécifiquement faites aux femmes, s’est vue rajouter les violences au sein des couples et l’incidence de ces dernières sur les enfants, fruit d’une fusion avec une proposition de loi du Sénat. Plus récemment, la loi du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille était, au moment du dépôt, une proposition de loi contre les violences faites aux femmes avant que le Sénat ne change son titre.
Les femmes avec les enfants
Dans le cadre juridique actuel, les violences conjugales s’articulent avec les violences intrafamiliales et ce sont donc les professionnels chargés de la protection de l’enfance qui gèrent les cas. Par exemple, c’est le juge aux affaires familiales qui délivre les ordonnances de protection, dispositif central de la lutte contre ces violences visant à interdire à l’auteur d’être en contact avec les victimes. Les caisses d’allocations familiales sont devenues partie prenante de la politique de lutte contre les violences conjugales avec le dispositif Nouveau départ, un accompagnement global sans multiplier les interlocuteurs avec un pack pour faciliter le départ du domicile (jouets, vêtements pour les enfants, protection périodique, etc.).
Dans la police, les groupes « VIF » sont la plupart du temps intégrés dans la même unité que la brigade des mineurs. Certes, forces de l’ordre et magistrats reçoivent des formations devenues obligatoires depuis la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes et qui se sont devenues plus fréquentes depuis le Grenelle. Néanmoins, les modules sur les violences conjugales sont intégrés le plus souvent dans des modules plus généraux sur les VIF et les violences sur mineurs.
Le nombre d’intervenants sociaux en commissariats et gendarmeries (ISCG) ne cesse d’augmenter depuis une dizaine d’années (450 en 2023) afin d’améliorer l’accueil des victimes. La majorité sont des assistants sociaux, des éducateurs spécialisés ou des conseillers en économie sociale et familiale. Comme nous l’explique un enquêteur en brigade de protection de la famille, l’ISCG sert également à l’évaluation des risques encourus par les enfants : « leur évaluation de la situation prend en compte le risque que fait courir la mère à ses enfants et peut entraîner un placement ». Ainsi, de victimes du point de vue du couple, les femmes peuvent devenir coupables du point de vue de la protection de l’enfance.
Violences de genre versus parentalité
Lors des discussions sur la création de l’ordonnance de protection, qui permet des mesures d’éloignement de l’auteur des faits de la victime, par la loi du 9 juillet 2010, celle-ci a été confiée au juge aux affaires familiales alors que la proposition de loi envisageait le juge délégué aux victimes. Pour les sociologues Solenne Jouanneau et Anna Matteoli ce choix met en lumière la crainte du législateur d’une instrumentalisation par les femmes de droits difficiles à obtenir par ces dernières dans les procédures classiques sur l’autorité parentale, le droit de visite, etc.
Outre la complexité de confier à un juge civil une mesure pénale, la lente et difficile mise en œuvre de cette ordonnance, qui reste peu utilisée, s’explique aussi par ce rattachement au droit de la famille. De même, la remise en cause de l’autorité parentale des pères en cas de violences conjugales continue de faire l’objet de discussions animées au Parlement.
Rappelons que selon l’enquête Virage réalisé par l’Ined (Institut national d’études démographiques), 16 % des femmes séparées déclarent des violences multiformes de leur ex-conjoint et que nombre de féminicides sont le fait d’ex-conjoints.
La question de l’autorité parentale
Dès la loi de 2010, une brèche avait tenté d’être ouverte mais sans succès. L’amendement avait été supprimé parce qu’il remettait en cause les principes de coparentalité, père et mère devant contribuer à l’éducation de l’enfant. Si aujourd’hui l’idée qu’un conjoint violent ne peut pas être un bon père ne fait plus autant débat qu’en 2010 en raison de l’impact des violences conjugales sur les enfants qui sont mieux reconnues, la remise en cause de l’autorité parentale demeure néanmoins très limitée.
La loi du 30 juillet 2020 rend possible la suspension du droit de visite et d’hébergement de l’enfant mineur au parent sous contrôle judiciaire, donc en cas de crime uniquement. Une proposition de loi qui vise « à mieux protéger et accompagner les enfants victimes de violences intrafamiliales », a été adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale le 9 février 2023 mais revue par le Sénat le 21 mars. Ce dernier a refusé le retrait automatique de l’autorité parentale en cas de condamnation pour un crime sur l’autre parent ayant entraîné une ITT de plus de huit jours lorsque l’enfant a assisté aux faits. Il a également écarté la proposition de suspension automatique tout le temps de la procédure pénale au regard de la présomption d’innocence. La suspension de l’autorité parentale est envisagée dans le cadre de la protection du mineur, pas nécessairement de celle de sa mère du fait des tensions entre coparentalité et mise à distance des auteurs. On comprend d’autant mieux les difficultés d’une meilleure mise en œuvre des ordonnances de protection.
In fine, la succession de lois et de dispositifs apparaissent comme des palliatifs visant certes à améliorer l’accueil des victimes et leur protection mais ne prenant pas en compte l’origine systémique des violences. La spécificité des violences de genre s’en trouve diluée dans une approche interpersonnelle. Alors que la première étape féministe et politique avait été de sortir les violences conjugales de la sphère privée pour en faire un problème public, c’est comme si leur reconnaissance passait par le réenfermement des femmes dans la famille.
Sandrine Dauphin, Docteure en sciences politiques, directrice de projet, Institut National d'Études Démographiques (INED)