Plaidoyer d'Emmanuel Balny, éducateur à la Maison d'enfants à caractère social (Mecs) "Lumière et Joie" en faveur du SAPMN service d'accompagnement progressif en milieu naturel, appellation dans le Gard du placement éducatif à domicile.  

Pour dépasser les chiffres, les analyses globales, les politiques pensées parfois à court terme, disons une nouvelle fois qu’il y a autres choses dans le travail de l’éducateur que des comptes rendus et des rapports d’activités. Ces chiffres, budgets, projets, protocoles et diverses évaluations doivent permettre de construire le travail éducatif mais ne permettent pas de lire ce qui se glisse dans les interstices de l’indicible, dans toutes les petites histoires partagées entre un jeune et un-e éduc.

L’histoire du SAPMN (service d'adaptation progressive en milieu naturel, NDLR)  gardois, cette idée extraordinaire, un peu floue, un peu bizarre, a permis depuis plus de 40 ans d’accompagner des milliers d’enfants et familles au plus près de leurs besoins. Aujourd’hui, à la suite de l’avis de la Cour de cassation du 14 février 2024 [et arrêt du 2 octobre 2024, NDLR), la question de l’arrêt du placement éducatif à domicile - SAPMN dans le Gard - au profit d’une AEMO avec hébergement est posée par les autorités.

« Travailler comme éducateur-trice en SAPMN, c’est professionnellement une chance et un honneur. Et du point de vue du contenu éducatif, c’est être dans un entre-deux puissant et créatif »

Est-ce uniquement un changement d’appellation ou plus grave l’effacement d’une modalité de placement qui a fait ses preuves ? Au-delà du débat juridique autour des responsabilités de chacun, l’enjeu pour le politique est de permettre d’augmenter le nombre d’enfants suivis pour, allez disons-le, un même budget : 20 places de SAPMN égal environ à 40 places d’AEMO avec hébergement. Peu importe le contenu de ce type de modalité de placement, c’est le nombre d’enfants inscrits qui compte alors ? En fait, pas tant que ça.


Même 40 ans après, le potentiel de cette modalité reste fort. Travailler comme éducateur-trice en SAPMN, c’est professionnellement une chance et un honneur. Et du point de vue du contenu éducatif, c’est être dans un entre-deux puissant et créatif. En premier lieu, il y a dans cette modalité deux aspects indissociables avec lesquels l’éducateur jongle : l’aide bien sûr mais aussi le contrôle. Il faut faire avec, expliquer encore et encore aux familles le cadre de notre intervention et leur donner les moyens de le comprendre. L’aspect symbolique de cette modalité, ce placement alors que l’enfant est toujours là, joue dans la motivation de le garder avec soi. La peur de la séparation est présente. Il ne s’agit pas d’user et d’abuser de cette épée de Damoclès mais plutôt d’en faire quelque chose et d’y mettre du sens. Pourquoi en êtes-vous arrivé là ? Et votre histoire à vous ? Est-ce bien pour votre enfant ? Que lui avez-vous transmis ? Vaste question. Et sinon, comment faire autrement ? En second lieu, un service SAPMN adossé à un établissement est une force énorme. Faire venir les enfants sur la structure pour manger, jouer à un jeu de société, participer au carnaval ou à a fête de fin d’année, c’est montrer aux jeunes la vie dans une maison d’enfants, c’est leur faire connaitre les lieux, l’ambiance et les personnes. On pourrait dire, travailler les représentations.

Si le but de cette modalité SAPMN est la consolidation des compétences parentales pour permettre la fin des mesures de protection, quel est l’intérêt d’avoir un établissement en appui ? Voyons d’abord des situations tendues, des situations dégradées qui risquent d’amener à de l’hébergement. « Répit », « repli » appelons ça comme on veut, mais c’est hébergement, SI nécessaire. Dans ces cas-là, les éducateurs vont faire venir un peu plus souvent l’enfant, histoire qu’il s’habitue un peu, qu’il connaisse, qu’il soit rassuré si un jour il devait être hébergé. Côté internat, les éducateurs vont avoir un contact avec ce jeune dont ils auront peut-être la charge. Ils vont mettre un visage sur un nom, c’est simplement une préparation dans l’incertitude d’un futur accueil.
Et dans le quotidien de l’accompagnement, hors situation difficile ?
La présence de locaux, de pièces de vie, de cuisine, de terrain de sport, de jardin, de petit coin de terre sous un arbre pour jouer aux voitures, aux legos ou pour faire une cabane, permet de sortir du bureau et de faire ensemble simplement. J’arrive avec Myriam que je suis allé chercher chez elle, rien n’est vraiment prévu, on est un soir d’hiver et déjà quatre ans de suivi, j’ai un peu moins d’idée, je me dis, on verra. Je la récupère, elle me dit qu’elle a faim, il est 16h sa mère dort encore, je verrai ça demain avec elle. On arrive au service, dans notre salle, j’ouvre un placard, rien à goûter, tiens on a oublié d’aller acheter du chocolat, elle ouvre une autre porte, elle voit de la farine, nos regards se croisent, elle me parle de crêpes, bon, je regarde l’heure, on a le temps, c’est parti. On ne peut pas dire que cela soit l’idée éducative de l’année mais on est là et peu importe en fait. Ensemble, nous récupérons tout sur place, le lait sur l’internat, des œufs et on commence les crêpes dans la cuisine du service des studios, d’autres jeunes passent, des éducs aussi, les crêpes se font, elle arrive à les faire sauter, elles sont bonnes, on les mange ensemble, on en propose aux personnels qui passent, il en reste, prends les pour chez toi Myriam. Le lendemain, sms de remerciement de la mère pour les crêpes, c’est l’occasion de lui reparler : hier vous dormiez à 16h, y’a un problème à la maison ? Je passe pour en discuter. Ce n’était pas un « projet crêpes » rédigé en trois exemplaires deux mois en avance, c’était juste… des crêpes.
Une autre semaine, Sam arrive avec son texte de rap, un collègue a transformé notre salle commune en studio d’enregistrement pour un après-midi. Le texte est bien, ils l’améliorent un peu, l’instru est choisie, l’enregistrement se fait. Trois heures après le son est dans la boite, Sam rentre chez lui son rap dans les oreilles, il fait écouter à toute sa famille et à sa copine aussi. Il est super content. Le lendemain il faut l’amener chez l’addicto alors on y va, Sam lui fait écouter son rap « Ton regard changerait ».

« Les relations engagées par les éducateurs-trices dans cette modalité particulière diffèrent de celles engagées dans d’autres formes d’accompagnement social ou médico-social »

Mille petites choses sont à saisir, faire d’un accident une belle occasion. En SAPMN, tu fais des choses variées et tu prends le temps de les faire, tu t’adaptes et tu proposes dans ces parenthèses d’accompagnement des relations simples et bienveillantes, cadrantes et soutenantes. L’autre jour, un climatiseur à aller chercher, un lit à monter, un colis alimentaire à préparer, une caution à avancer, un rendez-vous à l’école, un rapport de fin de mesure à écrire, un jeune à recadrer, des parents à écouter. On peut aller faire un tour, partir au Grau du Roi à la pêche à la dorade avec un père et ses filles, on peut louer un mobil home au camping pour le proposer à des familles, faire des visites à domicile, aller au parc pour un goûter avec une mère et son jeune, prévoir quelques pâtes de fruits en plus pour cette mère car on sait qu’elle les aime, on peut faire venir des parents pour des entretiens compliqués, notre responsable de service va les recevoir, avec nous, dans son bureau, là c’est important, dans le bureau c’est mieux. On peut sortir, prendre l’air, faire un tour de voiture dans Nîmes, on passe acheter une cannette à l’épicerie du quartier, on écoute Jul dans la voiture la fenêtre ouverte, on chante un peu, ça va mieux, on peut parler maintenant, l’émotion est retombée. On peut aussi aller gérer une crise à la maison, il est 19h, alors j’y vais, Yanis est en sueur, il tourne chez lui comme un lion en cage, sa mère pleure, elle n’y arrive pas, la colère est là, Yanis dirige son mal être vers la personne qui est toujours là pour lui, même avec sa folie et ses phobies, cette personne est là, sa mère est là, on sort, ensemble ? Non, seul avec Yanis, j’ai des boules de pétanque dans la voiture, on va au terrain de son quartier, on joue deux parties, il gagne, on peut retourner chez lui il est 21h. Il se couche, ça va. Le lendemain ne sera pas facile non plus. On peut faire des passations, aider les enfants à aller voir un parent, ou les aider à ne pas y aller, traduire des jugements en mot simples, les expliquer, accompagner un père chez le médecin. On essaye de ne pas jargonner, de faciliter la communication, de faire gagner de la confiance, de s’effacer si besoin. On peut aller faire une visite médiatisée au sport break et prêter ses chaussettes à une mère pour qu’elle puisse essayer avec son fils le ski virtuel, fêter l’anniversaire de Kylian en mangeant une raclette avec sa mère et une autre famille, faire une belle sortie canoë, ou encore aller chercher un ado devant son collège, discrètement, ce soir tu vas dormir à l’internat, ta mère est incarcérée, l’aider à encaisser le choc, l’accompagner dans sa chambre, aller le voir le lendemain, le sur lendemain, et encore le jour d’après.
De ces exemples en découlent d’autres et d’autres encore, lesquels choisir ? Les relations engagées par les éducateurs-trices dans cette modalité particulière diffèrent de celles engagées dans d’autres formes d’accompagnement social ou médico-social.

« Travailler sur un service SAPMN est une ouverture de possibles qu’aucune autre modalité ou mesure de protection ne permet  »

Les éducs SAPMN ne sont pas des éducateurs de l’ASE. Malgré leur réel engagement et leur volonté, nos collègues des départements se retrouvent bien souvent coincés dans des bureaux, dans des pièces impersonnelles, dans des écrits et des responsabilités que les politiques ne leur permettent pas d’exercer sereinement.

Les éducateurs SAPMN ne sont pas non plus des éducateurs d’internat, même s’ils l’ont souvent été. A l’internat, tu te retrouves souvent verrouillé sur un groupe et un peu asphyxié dans un quotidien sans fin. Les deux sont essentiels, leur intérêt n’est plus à démontrer et de belles choses se passent. Mais, pour un-e simple éducateur-trice, travailler sur un service SAPMN, sur notre service SAPMN (?) est une ouverture de possibles qu’aucune autre modalité ou mesure de protection ne permet. C’est agir dans un cadre fort, en acceptant de ne pas tout savoir, être dans une incertitude construite et sécurisée. Avoir le temps de le faire. Amener du changement.
Cet entre-deux est riche, les possibilités d’agir le sont tout autant. Comme un soufflet d’accordéon, le SAPMN permet de piloter à juste proximité. Être très présent s’il le faut ou à l’inverse prendre plus de distance si la situation le nécessite, si l’équipe pluri professionnelle, validée par le cadre, l’a évalué. Au-delà du cahier des charges, cette modalité permet d’intervenir en fonction des besoins, même tous les jours si nécessaire. Quelle autre modalité ou mesure aurait permis d’accompagner pendant huit mois deux jeunes de quinze ans sans parents au domicile ? Qui a validé ? Le juge, oui. L’ASE, oui. Les cadres de notre établissement oui. Les dix éducateurs qui se sont relayés pour intervenir tous les jours, oui.

À hauteur d’éduc, ce texte est un plaidoyer.
La question éducative du SAPMN dépasse les divergences un peu simplistes et comptables autour de l’hébergement ou non des enfants. Si le jeune n’a pas été hébergé c’est qu’il n’y a pas besoin de cette modalité alors ? Faux, c’est peut-être grâce à ce que permet cette modalité qu’il n’a pas eu besoin d’hébergement.
Alors, avançons et adaptons-nous au changement, trouvons ensemble les arguments et stratégies pour ne pas vider de sa substance cet accompagnement. Montrons l’intérêt du SAPMN et expliquons encore et encore que cet entre-deux créatif reste plus que jamais utile à la protection des enfants et au soutien des parents en difficulté.