L’annonce récente de la fermeture imminente de la Tavistock Gender Identity Development Service à Londres, accompagnant des personnes mineures souffrant de la dysphorie de genre – la souffrance des personnes dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance – s’est fait dans une atmosphère hautement polémique. Cette fermeture met aussi en jeu des questions médicales, sociales et politiques faisant aujourd’hui débat notamment en France.
Il faut commencer par souligner la spécificité de la structure de la clinique Tavistock à Londres. Au Royaume-Uni, l’offre d’accompagnement s’adressant aux mineurs trans est très centralisée, puisque le Tavistock Gender Identity Development Service reste aujourd’hui la seule institution (de santé publique, NHS) qui permettait aux jeunes d’accéder aux bloquants hormonaux. Il s’agit des médicaments qui inhibent la production des hormones sexuelles et de ce fait suspendent la puberté chez les enfants et les adolescents – ils font en sorte que le corps de l’enfant est moins vécu comme son ennemi, et cela sans intervention chirurgicale.
Il en est tout à fait autrement en France où, pour un grand nombre de besoins médicaux, des centres spécialisés sont répartis à travers le territoire. Les services de changement de genre ne font pas exception (notons qu’en France non plus on ne propose pas d’interventions chirurgicales aux mineurs).
Une fermeture médiatique
Le centre Gender Identity Development Service (GIDS) est donc le seul (présent sur trois sites, à Londres, Leeds et Bristol) proposant l’accompagnement des jeunes trans, ce qui l’a fragilisé, étant donné la forte hausse des demandes.
La fréquentation a cru de façon exponentielle : entre 2011 et 2021 le nombre de mineurs suivis est multiplié par 20. En conséquence, les services proposés par le centre se sont détériorés. On commence à le voir à travers les articles de presse dès 2018. En 2021, un rapport d’une commission publique notait que les listes d’attente pour les jeunes étaient devenues trop longues et qu’il était nécessaire d’y remédier.
Réduction idéologique
En parallèle, en 2019, la médiatisation d’une plainte met un coup de projecteur inattendu sur la clinique Tavistock de Londres. La plaignante, Keira Bell, accuse alors le service de lui avoir donné des bloqueurs de puberté trop précocement, et gagne en première instance. Cette dénonciation s’inscrit dans une mise en accusation plus large.
La critique des milieux conservateurs britanniques insiste alors sur les difficultés d’appréciation des conséquences d’une hormonothérapie ou d’un blocage des hormones de la part des personnes mineures.
Les critiques stipulent en même temps que ce qui est exprimé par les jeunes constitue un événement passager dans la vie de l’enfant, une « manifestation subite de dysphorie de genre » (rapid-onset gender dysphoria), un sentiment superficiel que le genre assigné ne correspond pas à l’identité de la personne, dû à l’influence sociale d’un groupe ou à des troubles psychiques.
L’existence même de ce phénomène est toutefois hautement controversée. Cette réduction idéologique de la dysphorie de genre à la manifestation d’un autre phénomène psychique est en opposition aux décennies de recherches sur les transidentités.
En 2021, la cour d’appel de Londres finit par donner raison à la clinique Tavistock contre Keira Bell. Selon les juges, les actes médicaux prodigués ne contrevenaient pas au droit et les juges n’étaient pas compétents pour juger ce cas.
La clinique devra toutefois fermer ses portes en 2023. Le NHS a pris cette décision guidé notamment par un rapport rédigé par la pédiatre Hilary Cass, qui a confirmé que le service était sous « pression insoutenable », où les attentes des patients ne peuvent pas être satisfaites, et où l’atmosphère autour de la clinique créée par certains médias fait que le personnel ne reste pas, ce qui détériore davantage la qualité des soins.
Faire évoluer le parcours de soin face à des besoins qui évoluent
La leçon fondamentale du rapport Cass est épistémologique – le texte constate l’échec d’un modèle où les transitions se font dans un centre spécialisé et prône la décentralisation des soins. L’accompagnement des personnes en transition va se faire désormais plus près de leur lieu de résidence et en contact avec leurs médecins traitants.
Les débats entre les chercheurs et les soignants autour de cette clinique et sa fermeture ne doivent pas être interprétés comme un succès par les militants opposés à la médicalisation des demandes de transition chez les mineurs. Il s’agit d’une évolution normale des stratégies de soin et d’accompagnement face à des besoins jusque là inconnus.
Les discussions sur ces mêmes thèmes ont également lieu dans d’autres pays, selon le modèle similaire : une surmédiatisation des rares témoignages des personnes qui regrettent la transition dans la presse conservatrice. On l’observe dans plusieurs journaux : le Daily Mail, le New York Post, Le Figaro…
La lecture des rapports en Suède et en Finlande montre toutefois le constat partagé de la même difficulté, qui a conduit à repenser les stratégies d’accompagnement des mineurs : leurs besoins médicaux doivent être examinés et traités ensemble. Cette idée a été d’ailleurs réitérée par Hilary Cass dans un commentaire publié le 18 août 2022.
Un climat clivant
Le climat qui entoure ces débats en France n’est pas non plus apaisé. Des pétitions (au moins deux en France mais aussi en Belgique) et des contre-pétitions se succèdent, appuyées par des institutions de mieux en mieux structurées.
D’un côté, des associations comme GrandirTrans mettent en avant le mieux-être des enfants suivis hormonalement par des structures hospitalières et des professionnels compétents et soutiennent les demandes de reconnaissance de cette population.
De l’autre, des groupes comme l’Observatoire de la petite sirène ou le collectif Ypomoni soutiennent l’idée d’une « contagion sociale » et d’un surdiagnostic des variances de genre chez les mineurs. Pour ces militantes et militants, les jeunes trans ainsi diagnostiqués sont soumis à des regrets ultérieurs du fait d’une impossibilité fondamentale à pouvoir maîtriser les conséquences de la médicalisation qui leur est proposée.
Les idées défendues par ces derniers, loin d’être à contre-courant comme elles se présentent, sont pour certaines promues et financées par des organisations internationales liées à l’extrémisme religieux et à l’opposition aux droits humains à la santé reproductive, comme le signale le rapport récent du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs (EPF). Elles vont aussi à l’encontre de la Recommandation du Comité des Ministres aux États membres de l’Union européenne « sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre » (CM/Rec(2010)5, ch. VII, § 33).
Comment distinguer dans ces débats ce qui est scientifique de ce qui est idéologique ? Depuis quelques dizaines d’années, les réflexions sur l’identité de genre se défont progressivement du regard social normatif, pour penser et accompagner la diversité. La terminologie continue à évoluer, et les institutions européennes proposent depuis longtemps des recommandations sensibilisant aux discriminations.
Plusieurs éléments de réponses peuvent cependant être apportés pour nourrir le débat en s’appuyant sur des précédents et des évolutions sociétales importantes.
Des arguments à modérer et à contextualiser
Une première inquiétude, récurrente, est celle de l’âge. A quel âge une intervention endocrinienne – une prise d’hormones – peut-elle être consentie ? C’est du côté de la psychanalyse que les publications d’essais sont les plus virulentes et que la thèse de l’impossible consentement des mineurs prend forme. On s’est pourtant déjà posé cette question pour la contraception et en traitant différemment les aptitudes à consentir d’une même population sur un sujet similaire, nous finissons par nous engager dans un traitement subjectif et non éthique du problème.
Il est nécessaire d’évoquer ici la « capacité Gillick » (Gillick competence) qui est, dans le droit de santé anglo-saxon (britannique et australien), la notion permettant de trancher si une personne de moins de 16 ans est capable de consentir à son propre traitement médical.
Il s’agit d’une évaluation fait au cas par cas par le médecin qui cherche à savoir si la jeune personne comprend les implications soit de l’utilisation des moyens de contraception, soit de sa propre vaccination (quand les parents s’y opposent), soit enfin de la prise de médicaments hormonaux. Cette capacité était reconnue à Keira Bell par la cour d’appel en 2021.
La deuxième inquiétude concerne le caractère irréversible des traitements proposés, même dans le contexte des médicaments seuls, sans chirurgie. En effet, les inhibiteurs d’hormones peuvent notamment limiter la croissance de jeunes patients. Mais la littérature internationale met en balance, comme toujours en médecine, le bénéfice psychique de ces traitements, face aux risques afférents, comme les pratiques et pensées suicidaires.
Troisièmement, peut-on parler vraiment d’un phénomène d’influence sociale et donc de surdiagnostic qui en découle ? Les jeunes (trans) seraient alors influencés par des modèles et des discours – et au fond, les jeunes trans seraient principalement des personnes homosexuelles si on ne leur proposait pas l’option de la transidentité. Cependant, le lien entre homosexualité et transidentité a été définitivement rompu depuis 1953, et la multiplicité des expériences des personnes trans fait qu’il aurait été difficile aujourd’hui de prétendre de trouver une explication causale essentialiste.
Enfin, un dernier point de tension apparaît, conséquence des précédents : le risque de regret à la majorité de l’enfant. Là encore, les connaissances cumulées déterminent les regrets opératoires aux alentours de 1 %. Si ces 1 % méritent évidemment un accompagnement adéquat, ce chiffre, comparé aux regrets liés à d’autres procédures médicales, reste très inférieur.
Un « principe de précaution » éthique ?
Ceux qui s’opposent à l’accompagnement médical des jeunes trans évoquent souvent le « principe de précaution », une formule qui à leurs yeux a le pouvoir d’arrêter toute action en vertu de l’absence de certitude absolue quant aux conséquences de l’action en cause. Il s’agit d’un procédé rhétorique certes impressionnant, mais pas forcément valide. Ce principe a déjà montré ses limites, tant dans sa définition maladroite que dans son application. Les sciences du vivant, et de l’humain en particulier, avancent de façon différente que les sciences fondamentales.
L’accompagnement que la société décide de garantir aux personnes trans n’est pas informé uniquement par les sciences fondamentales, dont les résultats se présentent comme indépendants des facteurs sociaux. La manière dont la sphère publique s’en empare contribue à la formation du problème, et peut provoquer un sentiment d’inadéquation, de rejet, de détestation de soi. Il est impossible de ne pas inclure cette variable dans toutes les discussions.
Essayons donc de comprendre les raisons exactes de l’imperfection des stratégies d’accompagnement existantes, en prêtant oreille aux témoignages venant des sources différentes et en s’appuyant sur le savoir de celles et de ceux donc l’expertise dans le domaine est reconnue.
Anna C. Zielinska, MCF en philosophie morale, philosophie politique et philosophie du droit, membre des Archives Henri-Poincaré, Université de Lorraine et Arnaud Alessandrin, Sociologue, Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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