« Vous avez des femmes qui depuis des décennies agissent dans les quartiers pour apporter du calme, de la sérénité, calmer les jeunes, et pour donner des perspectives positives pour occuper cet espace public. »
Cette déclaration de Nadia Hai alors ministre chargée de la ville, remonte à février 2021.
Elle venait présenter sur un plateau de télévision le programme « Gilets roses » du gouvernement, destiné à soutenir des collectifs de femmes engagées dans la médiation au sein des quartiers. Un bien bel exemple de la figure de la « mère-tampon » dénoncée par la militante Fatima Ouassak.
Cette conception des mères comme relais sécuritaires s’inscrit dans une histoire longue du rapport entre l’État et les quartiers populaires qu’il s’agit de « reconquérir », selon le langage gouvernemental. Tantôt perçues comme des victimes à sauver, des complices à réprimer ou des intermédiaires à soutenir, les mères des quartiers populaires sont l’objet de nombreux fantasmes. Qu’en est-il en réalité sur le terrain, au plus près de ces femmes qui habitent les quartiers populaires ?
L’ethnographie contre les clichés
« À la fin de la journée, ils partent et nous on reste » souffle avec colère Nadia, une femme d’une cinquantaine d’années qui a accepté de venir discuter de la stigmatisation de sa cité lors de cercles de parole de femmes (à écouter ici).
« Ils » ce sont les journalistes, ceux qui parlent sans cesse des « quartiers Nord » de la ville comme des bastions du trafic de drogue. C’est ici, dans une de ces cités d’habitat social construites à la fin des années 1960 au nord de Marseille que j’ai réalisé ma recherche en socio-anthropologie urbaine et politique sur les expériences des femmes en quartier populaire.
L’ethnographie que j’ai menée a pris sens dans le temps long, celui du quotidien partagé avec les femmes de la cité. Une façon de se détourner du sensationnel pour partager un café dans le local d’une association de couture, « cavaler » avec elles de La Poste à Pôle emploi, aider aux distributions de colis alimentaires, célébrer les enfants qui obtiennent le BAC, ou encore participer avec elles aux réunions institutionnelles liées au cadre de vie.
Au cours de presque un an de terrain, je me suis rapprochée de femmes entre 40 et 60 ans, d’origines maghrébines (dont une partie étant née en France), avec ou sans enfants, et qui occupaient dans la cité une place respectable de « mamans de quartier ». Cette place se situe au croisement d’un rôle communautaire de care (« soin ») visibilisé notamment lors des confinements liés au Covid-19, et d’un rôle d’interlocutrice privilégiée des agents publics et associatifs qui se reposent sur ces « mamans » pour atteindre les familles.
Ce que la guerre contre la drogue fait à la vie dans les cités
« Ce sont vos enfants. Fermez les fenêtres ». Tel est le rappel à l’ordre qu’entend Yasmina de la part d’un agent de police en bas de sa fenêtre après des tirs de bombes lacrymogènes destinés à disperser les jeunes de la cité.
Pour cette femme, agente d’entretien d’une quarantaine d’années dont les poumons ont été abîmés par des produits ménagers agressifs, les altercations entre la police et les jeunes menacent directement sa sécurité et son bien-être. Telle la fumée lacrymogène, la violence du conflit pénètre les espaces extérieurs que les forces de l’ordre saturent, de jour comme de nuit, selon la stratégie de « pilonnage » des points de vente, défendue par la préfète de police des Bouches-du-Rhône. Mais elle pénètre aussi l’intimité des appartements, régulièrement perquisitionnés par une police en quête d’appartements de « nourrices », cachant drogues, armes, ou argent du trafic.
Le simple fait de vivre dans la cité, confronte les mères au risque d’une « complicité forcée » avec les activités du trafic de drogues qu’elles perçoivent lors de leurs sorties quotidiennes, dans leurs blocs ou depuis leurs fenêtres. D’un côté, les policiers accusent les mères de protéger leurs enfants, de mal les éduquer ou de participer elles-mêmes au trafic en tant que nourrice, et de l’autre, elles subissent l’omerta et les menaces de représailles des réseaux qui cherchent à protéger leurs activités.
À ces conflits de loyauté, s’ajoute une instrumentalisation plus pernicieuse de la capacité de sécurisation des mères dans les espaces publics, en particulier par les agents de police. « La police doit se donner un timing : ils arrivent exprès à 16h, 16h30, à la sortie des écoles… Et à tout moment ça peut dégénérer. » s’indigne Alexandra, jeune mère célibataire lors d’un cercle de parole. La police est régulièrement accusée d’intervenir aux horaires de sortie d’école afin d’utiliser la proximité des corps des mères pour minimiser l’agressivité des jeunes.
Confrontées à une constante insécurité, les mères de ces quartiers subissent ainsi un phénomène de dépossession spatiale qui les empêche de profiter librement de leur espace résidentiel : intimidations verbales et violences physiques peuvent survenir à tout moment.
Surveiller, protéger, s’interposer : des résistances au quotidien
Par le corps et par le regard, les mères s’engagent dans des pratiques d’évitement des points de vente de drogues et des brigades policières. Ici, il vaut mieux « tourner la tête », pour se distancier, spatialement et moralement, de ces deux acteurs.
Elles cherchent aussi à maintenir les enfants à bonne distance, à la fois des activités du trafic qui cherchent à les recruter, mais aussi des interpellations agressives d’une police qui ciblent les jeunes. Si ces pratiques de surveillance sont parfois source d’entraide entre mères, elles sont aussi au cœur de stratégies de distinction sur la bonne éducation des enfants, comme une réaction au stigmate de la « mauvaise mère » entretenu par l’État.
Loin de se limiter à une place de spectatrices, les femmes sont aussi parties prenantes de ces logiques de conflits, en tant qu’intermédiaires imbriquées dans les relations de la cité. Elles s’interposent régulièrement sur le quartier dans des altercations entre policiers et jeunes, ou entre jeunes, pour calmer le jeu. C’est le cas de Samantha, une jeune mère qui assume son côté « grande gueule marseillaise » :
« Quand il y a un truc en bas, il faut que je descende. Pas pour faire l’héroïne, hein. Je vais parler : "S’il te plaît, laisse tomber, c’est pas grave.” Même si la personne je la connais pas hein ! J’arrive à apaiser, que les histoires, que chacune se mette dans son coin et moi je suis tranquille. »
Proche de jeunes membres du trafic, elle n’hésitera pourtant pas, à une autre occasion, à les solliciter pour intimider brutalement un jeune voisin qui lui manquait de respect et menaçait sa famille.
Loin d’un rôle unique et caricatural qui assignerait les mères des quartiers populaires à des agentes du contrôle d’État ou des complices des activités criminelles, ces femmes occupent un entre-deux délicat pour protéger leurs familles. Figures de lien tout autant que fusibles, peuvent-elles « médier » sans se « griller » ?
Les participantes à la recherche sont anonymisées par sécurité.
Alice Daquin, Doctorante en socio-anthropologie urbaine et politique, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)