Valérie Erlich, Université Côte d’Azur
Vingt ans après la disparition de Pierre Bourdieu, voici l’occasion de se pencher à nouveau sur l’un de ses ouvrages les plus commentés, co-écrit avec Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, les étudiants et la culture, paru aux Éditions de Minuit en 1964. Bien au-delà du cercle restreint des sociologues, ses analyses firent émerger des débats passionnés sur l’école et restent, près de soixante ans plus tard, d’une grande actualité. Car l’inégalité sociale dans le cadre scolaire demeure un fait patent, aujourd’hui comme hier.
La thèse de Bourdieu et Passeron est simple et remet en question les théories à la mode à cette époque : les inégalités devant l’école ne se réduisent pas à l’insuffisance de ressources économiques mais elles sont aussi redevables à des raisons d’ordre social. À la description du fait inégalitaire, les deux sociologues associent la définition d’un concept d’une grande valeur heuristique : l’« héritage culturel ».
Les héritiers sont les « élus », ceux qui ont hérité par leur milieu familial de manières de dire et de faire, de savoirs et de savoir-faire, de goûts culturels, qui sont exigés et valorisés par le système scolaire, ce qui leur donne un privilège dans leur rapport à l’école.
Il faut ainsi comprendre que le capital culturel sert directement la réussite et les tâches scolaires. L’école se trouve donc prise dans les mécanismes de reproduction, puisqu’elle suppose acquise la culture qu’elle doit enseigner. Ainsi, la culture scolaire est frappée du sceau de l’arbitraire culturel : contenus et formes scolaires ne relèvent pas totalement du mérite scolaire mais de l’action du privilège culturel, c’est-à-dire cet héritage qui se transmet de manière discrète et indirecte, sans action manifeste du milieu familial.
Implicites culturels
L’exemple récent de l’impact des inégalités sociales au cours de la crise sanitaire du Covid-19 valide cet implicite de l’éducation révélé par les auteurs. Au-delà des contraintes matérielles et de la fracture numérique qui ont particulièrement touché les élèves de milieux défavorisés pendant le confinement (manque de matériels pour travailler, difficultés de connexion, manque de place à domicile), il convient de souligner que c’est surtout la moindre maîtrise des codes culturels qui a accéléré les difficultés scolaires.
17 % des élèves de second degré ont déclaré avoir eu des difficultés de compréhension des cours contre 9 % de ceux d’origines très favorisées et 13 % d’origines favorisées. « Nul doute que la vraie fracture a été dans l’aide apportée à l’enfant en dehors des sessions scolaires » note Éric Charbonnier, analyste éducation à l’OCDE.
Il n’y a donc pas de nouveauté pour les sociologues, nous rappelle Anne Barrère : malgré la « bonne volonté » des enfants et des parents de milieux populaires conscients de la centralité de l’école, ceux-ci se heurtent à beaucoup de malentendus sur les consignes, les attentes des enseignants, sur ce que l’on appelle en sociologie, les implicites culturels, dévoilés par Bourdieu et Passeron depuis les années 1960.
La thèse des Héritiers est aussi fondée empiriquement sur un ensemble de données d’enquêtes statistiques et monographiques. Certes, des critiques méthodologiques sévères ont été portées à leur encontre, en raison d’un manque de rigueur dans le contrôle empirique de leurs hypothèses, de la constitution de leurs échantillons non aléatoires, limités parfois aux seuls étudiants de philosophie et de sociologie, de l’analyse de certaines distributions statistiques. Cependant, l’ouvrage reste une référence obligée sur le plan empirique, renouant avec la tradition durkheimienne, où il est démontré, notamment dans Le Suicide, que la spéculation théorique sur le social ne peut remplacer l’observation systématique des faits.
Grâce à un calcul innovant qui présente les chances scolaires objectives d’accéder à l’université selon la profession du père, les auteurs montrent en particulier que les catégories sociales les plus représentées dans l’enseignement supérieur sont les moins représentées dans la population active. Ils en concluent que le système scolaire opère objectivement une élimination d’autant plus totale que l’on va vers les classes les plus défavorisées. Un fils de cadre supérieur a alors 40 fois plus de chances d’entrer à l’Université qu’un fils d’ouvrier.
Inflation scolaire
« Les Héritiers construisent la sociologie de l’enseignement supérieur sur la base du fait soigneusement mesuré de l’inégalité devant l’école. Fait incontournable aujourd’hui comme hier, lorsque l’on se donne la peine de recommencer les mesures », écrivait Roger Establet en 1998 dans la préface de l’ouvrage Les nouveaux étudiants.
En 2020, 34 % des étudiants sont enfants de cadres supérieurs alors que leurs parents forment seulement 18 % des actifs. 12 % des étudiants ont des parents ouvriers, ceux-ci représentant 21 % de la population active. Malgré les réformes engagées et la réduction des écarts, l’accès aux diverses orientations de l’enseignement supérieur, en particulier aux formations supérieures prestigieuses, demeure inégalitaire. D’après les données du Ministère, en 2020, 52 % des étudiants en Classes préparatoires aux Grandes Écoles et 51 % des étudiants en Médecine ont des parents cadres contre respectivement 7 % et 5 % d’étudiants d’origine ouvrière.
En 1990, ces proportions étaient sensiblement les mêmes. Cette sociologie rigoureuse et perspicace interpelle donc d’hier à aujourd’hui la société universitaire tout entière. Des années 1960 à nos jours, le fond de carte de l’inégalité des chances et des capitaux culturels demeure, alors que l’enseignement supérieur s’est transformé ces dernières années.
On ne peut en effet que constater la hausse du nombre d’étudiants dans l’enseignement supérieur français due en partie à l’augmentation de la proportion de bacheliers dans une génération (de 65 à 79 % entre 2010 et 2017). Qui dit généralisation, dit également hétérogénéité et diversification des publics étudiants. Et la figure de « l’héritier » – représenté à l’époque par l’étudiant en lettres, archétype du rapport à la culture analysé par les auteurs – semble dépassée.
En effet, « les nouveaux étudiants » présentent aujourd’hui des profils composites, des conditions de vie et d’étude jugées difficiles, comme en témoignent les manifestations récentes en France, suite à l’immolation par le feu d’un étudiant de 22 ans pour dénoncer ses difficultés financières. L’inflation des titres scolaires s’est poursuivie également : le master devient le cap à atteindre pour une majorité d’étudiants français (60 % des diplômés de licence poursuivent en master).
Sélectivité croissante
Face à cet afflux, l’Université française a entériné la voie de la professionnalisation, mais aussi celle de la sélectivité. La sélection à l’entrée en Master 1 est adoptée depuis 2016 et depuis 2017, près d’un millier d’étudiants attendent d’avoir une place en master, faute d’avoir réussi à faire valoir leur droit à la poursuite d’études. Plus encore, depuis 2018, la Loi ORE (Orientation et Réussite des Étudiants) entérine une sélection par les choix d’orientation, en fixant des attendus pour chaque licence, visant à orienter les candidats futurs bacheliers, qui doivent désormais formuler leurs vœux sur la plate-forme Parcoursup.
Le bilan de la Loi ORE qui cherchait notamment à réduire le taux d’échec en première année universitaire questionne : moins d’un tiers des étudiants français obtiennent en 2016 leur licence en trois ans et seulement 42 % de ceux inscrits en L1 passent en L2 à la fin de l’année.
Ces statistiques, stables depuis plus de dix ans, s’expliquent en partie par l’échec des bacheliers technologiques et professionnels, le plus souvent issus de milieux défavorisés socialement et culturellement, déjà assimilés aux « nouveaux » acteurs de la sélection universitaire au début des années 2000. Désorientés et vulnérables, mal préparés à l’apprentissage du métier d’étudiant et au caractère faiblement intégrateur de l’institution universitaire, ils connaissent de fortes désillusions auxquelles leur milieu familial ne les a pas préparés.
La libéralisation progressive des accès n’a donc que peu modifié l’existence des chances inégales associées à l’origine sociale. Ainsi que l’écrivaient Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans leur ouvrage, « l’autorité légitimatrice de l’École peut redoubler les inégalités sociales parce que les classes les plus défavorisées, trop conscientes de leur destin et trop inconscientes des voies par lesquelles ils se réalisent, contribuent par là à sa réalisation ».
En 1989, dans un entretien, Bourdieu dira à propos des Héritiers : « le livre a eu beaucoup de succès. Il a été lu par toute une génération et il a fait l’effet d’une révélation alors qu’il ne disait rien de très extraordinaire : les faits étaient assez bien connus de la communauté scientifique. On disposait depuis longtemps d’enquêtes sur l’élimination différentielle des enfants selon leur milieu d’origine ».
Pourtant, Les Héritiers ont fait voler en éclats le mythe de l’égalité des chances scolaires et si l’école reste encore aujourd’hui la voie royale de la démocratisation de la culture, « la seule à pouvoir créer ou développer selon les cas, l’aspiration à la culture, même la moins scolaire » dira Pierre Bourdieu à l’occasion d’un colloque en 1965, elle consacre toujours, en les ignorant, les inégalités initiales devant la culture. Elle continue de le faire même si la transmission culturelle ne fonctionne pas mécaniquement, que des rapports de forces internes à la cellule familiale, que des processus d’identification peuvent fausser la reproduction sociale des héritiers ou au contraire permettre des réussites non prévues d’enfants dont les parents cumulent les handicaps.
Valérie Erlich, Maîtresse de conférences en Sociologie, Université Côte d’Azur
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.