L’École de la République est fille des Lumières. Ouverte à toutes et tous, elle prend forme à la fin du XVIIIe siècle. Gratuite, laïque et soucieuse de l’égalité des chances, elle se veut un lieu préservé des turbulences de la société, puisque vouée à éclairer et à émanciper les hommes. Au-delà des enjeux d’efficacité et de justice inhérents à sa mission, la voilà néanmoins confrontée à de nouveaux défis qui ouvrent une nouvelle page de son histoire, estime Eirick Prairat dans L’école des Lumières brille toujours, un ouvrage qui paraît en cette fin août 2022 chez ESF Sciences Humaines et dont l’auteur nous propose un aperçu dans le texte ci-dessous.
Notre école a cinq grands défis à relever, cinq combats à mener. Il faut distinguer les défis structurels et les nouveaux défis. Les premiers sont des tâches sans cesse recommencées, sans cesse continuées, car inscrites au cœur même du projet républicain ; comment rendre l’école plus juste, plus efficace, plus hospitalière ? Ces défis sont ceux d’hier, comme d’aujourd’hui et de demain. Les nouveaux défis – l’épreuve de la post-vérité et le défi du vivant – sont apparus il y a deux petites décennies. Plus récents, ils sont aussi plus inquiétants.
L’exigence de justice
L’école française est devenue une des écoles les plus inégalitaires. C’est au collège que la situation se dégrade avec l’apparition de véritables établissements ghettos. Certains établissements en réseau d’éducation prioritaire renforcée accueillent, reflet de la ségrégation résidentielle, jusqu’à 70 % d’élèves issus de milieux défavorisés.
Notre école amplifie ces inégalités sociales initiales, comme l’a montré le Cnesco, en offrant à ces élèves un enseignement de moindre qualité, avec des temps d’apprentissage plus courts, des professeurs moins expérimentés, des équipes pédagogiques moins stables et le recours à des méthodes pédagogiques souvent moins efficaces. Si notre système scolaire peine à offrir une véritable égalité des chances, ce sont les grandes écoles qui portent cette question de l’injustice à son point d’incandescence.
Les travaux de Julien Grenet et de son équipe nous apprennent que, dans les écoles les plus prestigieuses (comme l’ENS-Ulm, Polytechnique, HEC ou encore Sciences Po Paris), le pourcentage d’étudiants issus de catégories sociales très favorisées atteint 90 % des effectifs. Autant dire que ces écoles sont des chasses gardées. Il y a bien injustice car ces inégalités d’accès ne s’expliquent qu’en partie par des écarts de performance.
Si 40 % de cet écart peut être expliqué par des performances scolaires moyennes plus élevées des élèves issus des catégories sociales très favorisées, il reste que plus de la moitié de l’écart renvoie à d’autres facteurs (éloignement géographique, manque d’information, faibles ressources familiales, phénomène d’autocensure), rappelant combien l’exigence de justice reste un enjeu brûlant.
La question de l’efficacité
Nous avons encore en mémoire l’inquiétude de l’historien Antoine Prost écrivant dans le journal Le Monde en février 2013 : « Le niveau scolaire baisse, cette fois-ci c’est vrai ! » On peut évoquer PISA (enquête qui porte sur leurs compétences en lecture, sciences et mathématique), PIRLS (qui évalue la compréhension de l’écrit des élèves de CM1), ou encore TIMSS (qui s’intéresse aux compétences des élèves de CM1 et de quatrième en mathématique et en sciences), toutes ces enquêtes internationales convergent pour souligner la médiocrité voire la faiblesse des résultats de nos élèves.
Parlons mathématiques, l’actualité nous y invite à travers la question de la place de cette discipline au lycée. Avec un score de 485 points lors de la dernière enquête TIMSS, les élèves français de CM1 se situent bien en deçà de la moyenne européenne (527 points) et de la moyenne des pays de l’OCDE (529 points). Le niveau des élèves de quatrième s’effondre avec une baisse de 47 points en deux décennies. Cela signifie, pour dire les choses clairement, que les élèves de quatrième ont le niveau qu’avaient les élèves de 5e en 1995.
Il faut ajouter à ce constat les 100 000 jeunes qui quittent notre école sans diplôme ni qualification. Même si ces trois dernières décennies, les sorties sans diplôme ont diminué, elles restent encore élevées. Il y a des explications extrascolaires (les conditions de vie, les diplômes des parents, le fait d’appartenir à une famille monoparentale), mais l’école a bien évidemment un rôle de premier plan à jouer. Comment l’aider à retrouver toute son efficacité de ce point de vue, c’est une question majeure aujourd’hui.
Rendre l’école plus hospitalière
Rendre l’école plus hospitalière est le troisième défi structurel. On peut écrire une histoire de l’école à l’aune du principe d’hospitalité. Accueil des enfants de notables puis de ceux des classes populaires au XVIIe avec la généralisation des petites écoles charitables, accueil des filles et de ceux que l’on appellera au XIXe siècle les « arriérés mentaux », accueil enfin des enfants dits « à besoins particuliers ». Mais nous ne saurions réduire l’hospitalité à l’accueil, elle est aussi la place réellement faite à autrui.
L’école doit devenir un lieu de vie aussi bien que d’étude. Les élèves doivent pouvoir prendre part à la mise en œuvre de dispositifs requis par la vie studieuse car habiter un lieu c’est se l’approprier, un élève doit pouvoir dire en son for intérieur : « cette école, c’est la mienne ».
La classe est, on le sait, ce lieu original où l’on s’instruit en se socialisant. L’enfant, devenu élève, y est confronté à une double altérité : celle de ses pairs et celle de la culture. La philosophe Corine Pelluchon parle dans ses travaux de convivance qui, nous dit-elle, dépasse la simple coexistence car elle « traduit non seulement le désir mais aussi le plaisir qu’il y a à vivre ensemble, les uns avec les autres, et pas seulement les uns à côté des autres ». La convivance scolaire – osons l’expression –, qui cultive le désir et le plaisir d’apprendre ensemble, passe assurément par des modes d’apprentissage coopératifs et une ritualité scolaire rénovée.
L’épreuve de la post-vérité
L’ignorance est toujours là mais elle n’est plus toute seule. L’école, dans ses grandes classes, doit faire face au flot des propos ineptes, des délires conspirationnistes et autres divagations. Une nouvelle menace est apparue : la post-vérité. C’est un mal sournois qui se plaît à mimer l’art de raisonner, qui subvertit les compétences cognitives et menace l’école dans sa tâche de transmission.
Ce phénomène résulte de la conjonction de deux éléments : la tendance à surestimer nos compétences dans les domaines que l’on maîtrise le moins, ce que l’on appelle parfois l’effet Dunning-Kruger, et une capacité sans précédent à échanger et à communiquer avec l’arrivée d’internet.
Le doux rêve d’une société de la connaissance s’est trouvé, dès les débuts, contrarié par le cauchemar d’un monde de la bêtise et de la désinformation. La post-vérité nous invite à réfléchir sur les contenus d’enseignement car, avant d’être juste, l’école doit être une bonne école, c’est-à-dire une institution qui enseigne ce qui mérite d’être enseigné pour émanciper les hommes. Elle nous invite aussi à revisiter l’art d’enseigner. Pas d’enseignement sans un apport sur les règles et protocoles épistémiques qui prévalent dans la discipline que l’on enseigne. Il faut aussi apprendre aux élèves à être attentifs aux processus mentaux qu’ils mettent en œuvre dans le moment même où ils apprennent. Pas d’esprit critique sans travail métacognitif.
Le défi du vivant
S’il y a des réalités que l’on ne plus ignorer, ce sont bien les désastres climatiques et écologiques. Relever ce défi passe par la valorisation de deux enseignements : l’enseignement moral et civique et l’éducation artistique et culturelle. Ironie de l’histoire, quand les parents pauvres de l’école deviennent les ambassadeurs de la révolution culturelle qui s’annonce.
L’enseignement moral et civique s’organise autour de trois finalités : respecter autrui, acquérir les valeurs de la République et construire une culture civique. Il faut ajouter à ce programme ambitieux une quatrième finalité : faire acquérir une conscience écologique. L’heure est à l’écocitoyenneté.
Il faut aussi promouvoir l’éducation artistique qui est sans doute la meilleure école pour nous aider à repenser notre rapport à l’altérité, à tout ce qui est autre que nous et dont nous dépendons pour vivre. Il s’agit de passer d’une conscience polarisée par le désir de connaître et de dominer à une attitude animée par le souci de l’accueil.
L’éducation artistique nous invite à cultiver l’écoute et l’attention car l’homme n’est pas seulement un être qui analyse et fabrique, il est aussi un sujet qui ressent et reçoit. À l’heure où l’on ne jure que par les mots d’appropriation et de compétence, où la connaissance se mesure à sa seule capacité à faire, il faut aussi penser la formation comme acquisition de postures qui modifient notre présence au monde.
Eirick Prairat, Professeur de Philosophie de l’éducation, membre de l’Institut universitaire de France (IUF), Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.