« Je crois que cette enfant devrait avoir l’opportunité et l’option de vivre dans un monde non lesbien ». C’est par cette déclaration qu’un juge états-unien, en 1995, a préféré confier la garde de Cassey, 12 ans, à John Ward, son père biologique, déjà condamné pour le meurtre d’une ancienne conjointe, plutôt qu’à Mary Ward, sa mère biologique, en couple à l’époque du procès avec une femme, et qui l’aurait donc élevée dans une famille lesboparentale.
L’affaire Ward vs. Ward est rapportée par la psychologue écossaise Susan Golombok dans son livre We are family, publié en 2020. L’exemple sert d’une certaine manière d’étalon de mesure lui permettant de rendre compte du rôle de la recherche en sciences sociales dans l’évolution des conceptions de la « bonne » famille.
En effet, les premières recherches sur les familles non hétérosexuelles ont été réalisées en réponse à la nécessité de développer des expertises psycholégales permettant d’évaluer les compétences parentales de mères lesbiennes divorcées d’un conjoint hétérosexuel et dont la garde des enfants était contestée par leur ex-époux sur la base de leur lesbianisme.
Quatre décennies de recherches
Au-delà de l’anecdote, Susan Golombok souligne à quel point la perception de la capacité des parents homosexuels à fournir un environnement sain et adéquat pour leur enfant a évolué au cours des dernières décennies.
On dispose en effet maintenant de plus de quatre décennies de recherches en psychologie et en sociologie, lesquelles ont cherché à savoir si l’homosexualité des parents était susceptible d’avoir des impacts sur le plan des habiletés parentales (par exemple leur capacité à encadrer et à rassurer leur enfant), du bien-être et du développement des enfants, de leurs relations avec leurs pairs, de la propension des enfants à s’identifier cisgenres ou hétérosexuels, etc.
Ces recherches démontrent clairement que l’homoparentalité ou la les parentalité ne changent rien au bien-être et au devenir psychologique des enfants. Ainsi, comparés aux enfants de parents hétérosexuels, les enfants élevés par deux mères ou par deux pères n’ont pas plus de mal à identifier leur genre, ne vivent pas davantage d’anxiété ou de difficultés d’intégration sociale, ne sont pas plus à risque de vivre des abus sexuels et n'ont pas plus de probabilités de devenir gays ou lesbiennes.
La seule différence qui ressort de façon consistante, c’est l’ouverture de leurs enfants (une fois devenus grands) à questionner la présomption d’hétérosexualité dont ils font l’objet et de tenter des expériences avec des partenaires de genres différents.
Si on commence à peine à documenter les impacts de la transparentalité sur les enfants, les premiers résultats des enquêtes confortent ces mêmes conclusions, à la différence près que la facilité avec laquelle les enfants vivent la transition d’un parent peut être grandement mitigée par l’acceptation dont fait preuve leur entourage à l’égard du parent trans.
Qu’importe l’identité de genre et l’orientation sexuelle du ou des parents, c’est l’amour, la présence et l’encadrement auprès du ou des enfants qui importent pour qu’un enfant se sente bien et grandisse dans les meilleures conditions. La question est donc à toutes fins utiles réglée scientifiquement.
Le fait que l’on continue à en faire fi et à interroger dès que possible les « conséquences » pour un enfant d’être élevé par deux pères, par deux mères ou par un parent trans montre que ce qui est en jeu relève plutôt de l’idéologie. Ce n’est pas qu’on ignore, c’est qu’on refuse de reconnaître qu’il soit possible de faire famille sans miser sur la complémentarité homme-femme.
Parent 1, parent 2
C’est cette même difficulté à appréhender la parentalité en-dehors de la binarité du genre qui est en jeu lorsque les efforts pour dégenrer le langage suscitent sporadiquement une levée de boucliers. L’une des dernières en date, en France, remonte à février 2019. Une députée de la majorité dépose un amendement au projet de loi Blanquer – du nom du ministre de l’Éducation nationale de l’époque. Il y est question de remplacer les mentions père et mère par parent 1 et parent 2 sur les documents administratifs, de manière à tenir compte de la variété des configurations familiales dans lesquelles évoluent les enfants.
Aussitôt, les mouvances conservatrices s’emballent. La Manif pour tous dénonce par exemple un texte « absolument déshumanisant ». Même l’Association des familles homoparentales, dont on aurait pu pourtant présumer l’enthousiasme face à cette mesure, déplore que ces appellations contribuent à instaurer une hiérarchie entre les parents. Le Sénat a tôt fait de supprimer cette mesure, contre laquelle s’était également prononcé le ministre Blanquer.
La situation interroge, notamment en ce qui concerne la véhémence des réactions d’opposition à ces tentatives de dégenrer la langue. En effet, comment se fait-il que l’idée même d’élargir les représentations afin d’y inclure une diversité d’individus et de familles jusqu’alors non ou mal représentés génère autant de hargne ?
En introduction d’un numéro des Cahiers du Genre sur le langage inclusif, les chercheuses Marie Loison et Gwenaëlle Perrier remarquent que la majorité des débats autour du langage non sexiste ou inclusif ne sont pas portés par des spécialistes de la langue, mais bien par des « adversaires des causes féministes et LGBTQI ». L’enjeu ne serait donc pas tant linguistique qu’éminemment politique et, à ce titre, s’inscrirait dans la mouvance d’autres controverses comme celles relatives au mariage pour toutes et tous ou aux ABCD de l’égalité.
Langue inclusive, langue neutre
L’emploi des termes « parent 1 » et « parent 2 » questionne la capacité de dégenrer ou de « genrer autrement » la langue française. Si ces questions ne mobilisent l’intérêt public que depuis peu – en France, surtout avec la polémique générée par l’inclusion du pronom neutre iel dans le dictionnaire Robert – elles préoccupent de longue date les mouvements féministes et queers.
La juriste Florence Ashley distingue le français inclusif du français neutre. Le premier chercherait à favoriser l’égale représentation des femmes dans la langue, par exemple en ayant recours aux doublets longs (« enseignantes et enseignants ») ou au point médian (« enseignant·e·s »). Le second (une déclinaison du premier) vise plutôt à l’adapter aux identités de genre non-binaires, en ayant recours à des formulations épicènes (par ex. « parent »), en réactivant des termes ou en inventant d’autres (« auteurices »).
Les domaines de la grossesse et de la parentalité sont par défaut très genrés de façon binaire. Cela signifie qu’on estime que des rôles incombent nécessairement et toujours à la mère, du fait qu’elle est une femme, et au père, du fait qu’il est un homme. Ainsi, la mère serait la personne qui fournit l’ovule, qui porte l’enfant, qui câline, qui prend la plus grande partie du congé parental. Le père fournirait les spermatozoïdes et donc aurait un rôle d’accompagnateur lors de la grossesse, de l’accouchement et de l’allaitement (lorsqu’il a lieu). Ce serait lui qui taquinerait, chatouillerait, encouragerait la prise de risques, etc.
C’est bien dans le contexte de ces conceptions binaires des rôles de genre dans la parentalité qu’on parle des « nouveaux pères » (ces pères qui s’impliquent dans les soins quotidiens de leurs enfants, un territoire incombant de manière disproportionnée aux mères dans les familles hétéroparentales) ou de la charge mentale domestique des femmes, cette répartition inégale des tâches domestiques et éducatives qui s’exerce au détriment des femmes dans les couples hétérosexuels.
C’est aussi cette idée que les genres seraient complémentaires dans la parentalité qui est mise à mal par les résultats des décennies d’études empiriques sur les familles homoparentales ou lesboparentales.
Gabrielle Richard, Sociologue du genre, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.