Une audience historique a eu lieu à la Cour d’appel de Poitiers le 29 novembre 2023. Pour chaque dossier de violence conjugale/intrafamiliale, la Cour a appliqué le cadre du contrôle coercitif en faisant le lien entre les comportements quotidiens des accusés et la restriction qu’ils produisaient sur la vie et les droits humains des victimes. Les décisions de la Cour sont attendues à la fin du mois de janvier.
« Nous avons voulu tenir une audience symbolique, pour en faire un jalon dans la prise en compte judiciaire du contrôle coercitif » ont déclaré la première présidente Gwenola Joly-Coz et le procureur général Eric Corbaux.
Le contrôle coercitif désigne « une conduite malveillante qui s’approprie les ressources, les opportunités et les privilèges disponibles dans l’espace interpersonnel ou familial. Il comprend la violence physique et/ou sexuelle, l’intimidation, l’isolement, l’exploitation et le contrôle. Il s’étend sur des années, souvent sur des décennies après la séparation physique des couples, par le harcèlement, la surveillance, le stalking, l’utilisation d’enfants et de tiers pour contrôler le comportement des victimes, au travail, à l’école, sur les réseaux sociaux et lors des loisirs. Il provoque la peur et la souffrance, appauvrit et isole les victimes et les fait se sentir subordonnées, dégradées, « sans valeur ». Il atteint les droits humains de la victime et affecte indissociablement les enfants“.
Face aux limites du modèle traditionnel de lutte contre les violences faites aux femmes, qui cible en premier lieu les agressions, un nombre croissant de pays a adopté le modèle du contrôle coercitif reconnaissant que les violences conjugales/intrafamiliales se rapprochent plus d’une captivité que d’une agression. En France, l’appréhension du contrôle coercitif a été appuyée par la volonté de magistrats avant-gardistes. Il restait encore, jusqu’à l’audience du 29 novembre dernier, son introduction décisive au cœur même des audiences en tant que lieu de parole et de mise en scène de la démonstration.
Une audience volontairement pédagogique
Cette audience correctionnelle spécialisée marque un tournant dans la lutte contre les violences intrafamiliales (VIF) en s’intéressant au contrôle coercitif exercé par les accusés et à l’atteinte qu’il produit aux droits humains des victimes.
Empreinte d’une solennité particulière, l’audience est présidée par la première présidente Gwenola Joly-Coz, magistrate spécialisée et reconnue pour sa connaissance des concepts à l’œuvre en matière de VIF. Le siège du ministère public est tenu par le procureur général lui-même, Eric Corbaux. Volontairement pédagogique, l’audience vise à montrer que l’on peut juger des infractions pénales en les contextualisant dans le concept psychosocial de contrôle coercitif. Elle va au-delà, révélant que la focalisation sur la dynamique relationnelle et le contrôle coercitif exercé par l’accusé révèle l’atteinte qu’il produit aux droits humains de la victime, au-delà de l’impact sur la santé et sur les conditions de vie de celle-ci.
Pour l’une des affaires présentées, la Cour constate la surveillance par l’accusé du quotidien de la victime, le contrôle de ses déplacements, de l’alimentation – « on n’achète pas ce que je veux, mais ce qu’il veut », déclare la plaignante – y compris par l’instrumentalisation de l’origine de la victime et par sa déshumanisation. L’accusé lui aurait ainsi dit :
« Tu peux manger ce qui est périmé dans le frigo, de toute façon vous les Malgaches vous mangez ce qu’en France même les chiens ne mangent pas. »
Le contrôle coercitif s’exerçait aussi par le contrôle de l’accès de la victime au travail, notamment par des techniques comme la privation de sommeil afin de l’empêcher d’y aller. La victime a expliqué que son conjoint mettait la musique à fond le soir. Elle était alors plongée dans une extrême fatigue le lendemain. Alors qu’elle avait un emploi en Charente-Maritime, elle a déclaré avoir dû partir en Alsace « pour travailler tranquillement ».
L’aboutissement du processus de reconnaissance du contrôle coercitif en France
En France, la reconnaissance du contrôle coercitif a débuté avec son évocation par l’École Nationale de la Magistrature à l’occasion du Grenelle des Violences conjugales en 2019, par des conférences internationales et interprofessionnelles y compris à l’Assemblée nationale, des propositions de consécration en droit pénal et civil reprises par des magistrats, des professionnels de la protection de l’enfance, la formation des forces de l’ordre, des députés, des ministres, jusqu’à sa priorisation dans le Plan rouge VIF et la proposition d’en faire un principe organisateur des pôles spécialisés violences intrafamiliales créées le 1er janvier 2024 dans les 200 juridictions de France, 136 tribunaux judiciaires et 64 cours d’appel.
En 2024, l’École nationale de la magistrature franchit une nouvelle étape en créant le cycle d’approfondissement sur les violences intrafamiliales. Gwenola Joly-Coz et Eric Corbaux dirigeront la session inaugurale en mars 2024, entièrement dédiée aux concepts de la lutte contre les violences faites aux femmes et notamment au contrôle coercitif.
Une audience novatrice
Pour l’audience pionnière du 29 novembre, la Cour comprenait trois magistrats : la Première présidente, un assesseur homme président de la chambre des mineurs et une assesseure femme conseillère à la chambre de la famille, réunissant de compétences pénale/mineur/civile préfigurant le pôle spécialisé. Elle a jugé cinq dossiers. Certains couples avaient des enfants.
Plusieurs innovations de tenue d’audience sont remarquables :
- La projection sur grand écran des textos des agresseurs aux victimes venant matérialiser non seulement les preuves, mais l’impact direct de leur lecture
- La projection de la grille d’évaluation du danger utilisée par les policiers et les gendarmes lors de l’audition des victimes
- La lecture du mémo de vie de la victime par l’assesseure juge aux affaires familiales (JAF), un aide-mémoire préparé par la victime pour se souvenir elle-même de son parcours de violence, rédigé avant d’aller déposer plainte.
Ce dispositif permet de montrer la manière dont un individu exerce du contrôle et des contraintes sur une victime.
« Il voulait contrôler tout ce que je faisais »
La cour a ainsi pu constater dans la même affaire la « chosification » de la victime par l’agresseur : « je t’ai ramenée de Madagascar », lui aurait-il dit. Il semblait aussi contrôler les relations sociales de la victime, y compris par l’instrumentalisation de l’enfant du couple, en décourageant les parents de la victime à maintenir le lien avec elle au motif que leurs appels dérangeraient le rythme de l’enfant.
On apprend de l’ordonnance de non-conciliation – qui organise les rapports entre époux – que la résidence de l’enfant est fixée chez la mère, mais l’autorité parentale est conjointe et le droit de visite et d’hébergement du père est exercé à l’amiable. La première présidente indique devoir « s’intéresser à la situation de l’enfant ».
Elle rappelle que la plainte se termine par cette phrase : « il voulait le contrôle sur tout ce que je faisais » – ce que l’accusé a « justifié » car « Madame n’était pas conforme » à ce qu’il attendait en « la ramenant » de Madagascar, ce qui l’aurait « rendu fou ».
L’accusé, condamné en première instance pour menaces de mort, mais relaxé pour harcèlement en l’absence de certificat médical attestant la dégradation de l’état de santé de la victime, est absent à l’audience.
Son avocat, méconnaissant l’enjeu du contrôle coercitif, demande l’indulgence de la Cour en instrumentalisant une nouvelle fois l’enfant, qui, selon lui, « doit voir son père ». Il décrit un changement de comportement de son client tel que même la victime aurait « voulu retirer sa plainte ». À la question de l’assesseure étonnée de ce changement, l’avocat répond que l’homme reprend sa vie, ce pourquoi il a « récupéré son permis de chasse ». Un frisson traverse la Cour et la salle.
Le procureur général regrette l’absence de l’accusé et souligne le contrôle de Monsieur sur Madame tout le long de la vie conjugale, qui – même en l’absence de certificat médical montrant la détérioration de la santé et des conditions de vie de la victime –, est illustré par le faisceau des témoignages et des faits constitutifs. Il demande la condamnation.
À partir de cette affaire, le contrôle coercitif a été cité dans tous les dossiers par la première présidente et le procureur général, lequel a souligné l’atteinte qu’il produit aux droits humains fondamentaux de la victime : liberté, autodétermination, et dignité.
Andreea Gruev-Vintila, Maîtresse de conférences HDR en psychologie sociale, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières