Enfant de Guadeloupe : "Je rêve d'avoir de l'eau"
Sabrina Cajoly, juriste en droit international et droit européen des droits humains et spécialiste en protection de l’enfant revient sur les enjeux de la grave crise d'accès à l'eau potable en Guadeloupe.
Dans un rapport sur les droits de l’enfance en juin, le Comité des droits de l'enfant des Nations Unies appelle l’État français à rétablir l’assainissement et l’accès à l’eau en Outre-mer, et particulièrement en Guadeloupe.
… à la maison et à l’hôpital
« Je m’appelle Louisa, j’ai 4 ans et je rêve d’avoir de l’eau à la maison et à l’hôpital. Depuis au moins 13 ans, mes parents n’ont jamais eu un accès normal à l’eau courante. Il y a des coupures tout le temps et des pollutions qui interdisent de la boire et de l’utiliser pour cuisiner, se doucher et même se brosser les dents ! Je vis avec une maladie très rare qui entrave mon développement. Mon handicap m’a déjà amenée à passer les deux tiers de ma vie à l’hôpital. A chaque fois que j’y vais, bien que le personnel soignant soit dévoué et que le service pédiatrique soit hébergé dans un des meilleurs bâtiments, l’accès à l’eau laisse à désirer. L’eau en bouteille est rationnée et nous n’avons pas le droit à plus d’1,5 litre d’eau par jour et par chambre. Retrouvez le témoignage de la maman de Louisa dans cette vidéo projetée lors de la Conférence des Nations Unies sur l'eau le 23 mars 2023 et dans le cadre de la campagne numérique #HearingTheUnheardHRWS menée par End Water Poverty ».
… à l’école
« Je m’appelle Mathis, j’ai 7 ans et je rêve d’avoir de l’eau à l’école. Comme la plupart des écoliers de Guadeloupe, je perds en moyenne 1,5 mois de cours par an faute d’eau à l’école. Pendant le Covid, c’était terrible. En 2021, la rentrée a commencé plus d’un mois après l’hexagone parce qu’il n’y avait pas d’eau à l’école et qu’on ne pouvait pas appliquer le premier geste de protection : le lavage des mains. Mais avant, c’était déjà compliqué et mon école fermait souvent à cause du manque d’eau et de savon. Et ça reste le cas de beaucoup d’écoles de Guadeloupe en 2023. Quand il n’y a pas d’eau, ça veut dire qu’on ne peut pas tirer la chasse d’eau des toilettes, nettoyer les sols, faire la vaisselle. Parfois, ça attire les bêtes et il faut fermer l’école pour dératisation. Ça fait râler tout le monde : les élèves, les parents, les enseignants car il faut trouver une solution pour nous garder. Grâce au soutien d’associations et de la région, le maire a réussi à obtenir des financements pour équiper toutes les écoles primaires de la commune de réservoirs d’eau que l’on peut utiliser quand il y a des coupures. Mais l’eau n’est pas potable donc il ne faut pas la boire, ni l’utiliser pour se laver les mains » (témoignage fictif mais représentant une réalité).
… dans la nature
« Je m’appelle Patricia, j’ai 16 ans et je rêve de me baigner en toute sécurité. Hélas, les interdictions de baignade se multiplient car les eaux usées et le chlordécone se déversent souvent en grande quantité dans la mer et la rivière, surtout quand il pleut. Cela détruit la nature et nous expose à de graves maladies. Karukera est le nom originel de la Guadeloupe. Il signifie l’île aux belles eaux, car elle est entourée d’eaux cristallines et regorge de cascades magnifiques. L’eau est si transparente que les gens s’y baignent quand même et la boivent même parfois, car ils ne se méfient pas ou n’y croient pas. La pollution la plus dangereuse est celle qui ne se voit pas » (témoignage fictif mais représentant une réalité).
… nuit et jour
« Je m’appelle Samuel, j’ai 12 ans et je rêve de pouvoir avoir accès à l’eau à tout moment. Le manque d’eau me stresse beaucoup et me cause parfois des insomnies. Pendant le confinement imposé par le COVID, à l’âge de 11 ans, j’ai commencé à enregistrer les coupures d’eau avec une tablette. J’en ai fait un mini documentaire de 9 minutes. Mon "smartphone movie", intitulé "Au fil de l'eau" documente au moins 70 coupures d'eau que j’ai vécues, nuit et jour, en Guadeloupe en 2022. Il exprime leur impact sur ma vie quotidienne et exprime mon désespoir face à cette situation immuable. Mon film a été sélectionné dans trois festivals internationaux de cinéma, dont un avec mention honorifique (témoignage réel) ».
« Je m’appelle Sabrina, j’ai 42 ans et je rêve que l’accès continu à l’eau potable coule de source pour tous les petits Antillais et toutes les petites Antillaises d’aujourd’hui et de demain, comme elle coulait de source pour la petite fille d’origine antillaise que j’étais et qui grandissait, il y a 40 ans, en France hexagonale ».
État des lieux : « Derrière la carte postale »
L'accès à l'eau potable en Guadeloupe - territoire situé dans les Antilles françaises - est problématique depuis plus de 30 ans et est devenu un enjeu vital depuis la crise du Covid-19. Dans ce territoire majoritairement peuplé d'Afro- et d’Indo-descendants, jusqu’à 80% de l'eau produite est perdue à cause de fuites dans les réseaux. Des coupures d'eau surviennent quotidiennement. Elles peuvent durer des semaines entières et touchent près de 400 000 personnes, dont environ 90 000 enfants.
Lorsqu'il y a de l'eau, elle n'est pas potable. Il y a plusieurs causes à cela.
• D’abord, le réseau est terriblement endommagé. Les canalisations, non correctement entretenues depuis près de 30 ans, se désagrègent et libèrent des résidus de métaux dans l’eau.
• Par ailleurs, 80 % des stations d'épuration ne sont pas conformes à la réglementation, ce qui entraîne une contamination de l'eau et des risques pour la santé à la maison, à l’école et à l'hôpital. Les écoles ferment plusieurs jours par an, faute d’eau.
• Enfin, l'eau est polluée par le chlordécone, un pesticide extrêmement toxique, reconnu cancérigène et perturbateur endocrinien. Il a été - malgré la connaissance de sa toxicité - autorisé par le gouvernement à des fins agricoles pendant 21 ans. Il a même été trouvé dans de l'eau en bouteille produite localement.
Les conséquences sur la santé des enfants sont dévastatrices. Plusieurs études ont démontré que ce neurotoxique affecte le développement cognitif et comportemental des enfants (1). Motricité fine et mémoire récente sont également affectées chez les plus de 500 enfants antillais suivis depuis 2004 par la cohorte Timoun (2).
La Guadeloupe dispose naturellement d’une ressource conséquente en eau. La cause de cette situation sociosanitaire alarmante est donc entièrement humaine.
Malgré tous ces manquements, l’eau en Guadeloupe est la plus chère de France, au robinet comme en supermarché. En 2021, le prix moyen de l'eau et de l'assainissement collectif en Guadeloupe était de 6,52 euros/m³ contre 4,3€/m3 au niveau national3 . L'eau en bouteille est deux à trois fois plus chère que dans l’hexagone. Ces coûts sont inabordables pour une grande partie de la population, dont 1/3 vit en dessous du seuil de pauvreté.
La Guadeloupe dispose naturellement d’une ressource conséquente en eau. La cause de cette situation sociosanitaire alarmante est donc entièrement humaine. Elle relève principalement de la mauvaise gouvernance des opérateurs, des communes et de l’Etat. Les autorités, bien que continuellement alertées, ne prennent que quelques mesures palliatives, sans parvenir à mettre en place des solutions efficaces, équitables et durables, ni à octroyer réparation aux usagers pour les préjudices subis. Les différents acteurs de l’eau distribuent sporadiquement des bouteilles d’eau aux habitants, principalement lorsque des catastrophes naturelles, de plus en plus fréquentes et intenses à cause du changement climatique, viennent aggraver la situation, comme la tempête Fiona en 2022. Ces mesures d’urgence demeurent hélas insuffisantes, opaques et génèrent une inégalité de traitement entre les usagers.
La réponse de la justice au problème de l’eau en Guadeloupe n’est pas effective : elle n’octroie ni réparation, ni indemnisation des préjudices subis par les usagers, ni solutions d’urgence permettant de faire cesser la violation de leur droit à l’eau potable et à l’assainissement. La violation de ce droit entraîne la violation d’autres droits humains fondamentaux, notamment les droits à la vie, à la santé, au logement, à l’éducation, à l’environnement, à un niveau de vie suffisant et au développement, garantis par la Convention internationale des droits de l’enfant. C'est aussi un problème de discrimination économique et sociale qui touche la plupart des territoires d'outre-mer sans commune mesure avec l’hexagone (4).
La Recommandation du Comité des droits de l’enfant de l’ONU
A l’issue de sa 93ème session tenue à Genève les 8 et 9 mai 2023, le Comité des droits de l’enfant (CDE) de l’ONU a exhorté la France à garantir de toute urgence le droit humain à l’eau potable en Guadeloupe.
L’accès limité à l’eau potable et la pollution par le chlordécone ont fait conclure le CDE à une urgence de santé publique. Les 9 et 10 mai 2023, le CDE a interrogé la France sur les mesures à court, moyen et long terme qu’elle envisage de prendre pour remédier aux ‘conditions inhumaines’ et au ‘cauchemar’ quotidien subis par la population en Guadeloupe du fait de la crise de l’eau potable. En réponse, la France a avancé le renforcement du « Plan Eau Dom » pour financer des travaux et nouvelles infrastructures. La France, à travers sa Direction Générale de l’Outre-mer, a également mentionné ignorer tout problème de potabilité de l’eau en Guadeloupe. Pourtant, le défaut d’eau potable y est une réalité documentée depuis plus de 30 ans.
Garantir le droit des enfants à l’eau potable en Guadeloupe comme en France hexagonale
Dans ses observations finales du 2 juin 2023, le CDE indique qu’il « reste préoccupé par l'accès limité à l'eau potable et la pollution de l'eau par le chlordécone dans certaines parties des territoires d'outre-mer, notamment en Guadeloupe, contribuant à l'urgence de santé publique ». (…) En outre, « Le Comité attire l'attention sur la cible 1.3 des objectifs de développement durable et recommande à la France d'offrir aux enfants aussi bien en France métropolitaine qu'outre-mer un niveau de vie suffisant, (…) et de toute urgence alimenter la population guadeloupéenne en eau potable en attendant la mise en place effective et réparation complète des systèmes d'eau et d'assainissement et d'accorder réparation et indemnisation de tous les enfants lésés, en particulier les enfants touchés par la pollution au chlordécone ». Par ailleurs, en septembre 2023, le Comité a adopté son observation générale n°26 sur les droits de l’enfant et l’environnement, mettant l’accent en particulier sur les changements climatiques. Ce document contient 23 références à l’eau potable comme élément constitutif du droit à l’environnement, dans un contexte d’urgence climatique qui affecte déjà de façon alarmante la Guadeloupe et la Caraïbe.
Une Recommandation majeure
Cette Recommandation « 5 étoiles » est :
INÉDITE : en ce qu’elle traite pour la première fois spécifiquement de la question de l’eau potable en Guadeloupe, et offre ainsi un socle utile à l’ensemble des territoires français dits d’outre-mer ;
DÉCISIVE : en ce qu’elle appelle la France à prendre des mesures urgentes et concrètes pour toute la population en attendant la réalisation des mesures à moyen et long terme de réfection des réseaux d’eau et d’assainissement ;
CAPITALE : en ce qu’elle soulève la responsabilité de la France dans l’indemnisation des victimes de l’eau contaminée par diverses sources de pollution, y compris au chlordécone ;
EXEMPLAIRE: en ce qu’elle encourage la France à faire preuve de redevabilité tant vis-à-vis de ses populations ultramarines que vis-à-vis des mécanismes de l’ONU ;
FONDAMENTALE : en ce qu’elle démontre qu’en promouvant les droits des enfants, ce sont les droits humains de toute une société que l’on protège.
Les Recommandations d’autres mécanismes des droits humains de l’ONU
La Recommandation du Comité des droits de l’enfant s’inscrit dans une série d’actions de plaidoyer que je mène depuis 3 ans auprès des Nations Unies et qui ont trouvé une traduction concrète grandissante en 2023. En particulier, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CoDESC) et le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) de l’ONU ont examiné la France à leur tour respectivement les 2-3 octobre et 17 octobre 2023. A l’issue de ces sessions, dans leurs Observations Finales, le CoDESC et le CEDEF se sont faits l’écho de, et ont renforcé, la Recommandation du CDE. Ces recommandations font suite à la Communication de cinq rapporteurs spéciaux des Nations Unies sur les droits humains interpellant la France sur l’eau potable en Guadeloupe depuis 2021.
L’EAU POTABLE EN GUADELOUPE ET L’ONU
2020 - Au cœur de la crise du Covid, sans eau, la société civile guadeloupéenne soumet des informations sur le manque d’eau potable en Guadeloupe aux Rapporteurs Spéciaux des Nations Unies sur les droits humains.
2021 - Cinq rapporteurs spéciaux des Nations Unies sur les droits humains (eau et assainissement, environnement, éducation, logement, et extrême pauvreté) interpellent la France sur l’eau potable en Guadeloupe dans une Communication restant à ce jour sans réponse de la France.
2022 - Dans son rapport, le Rapporteur Spécial des Nations Unies sur le droit à l’environnement, David Boyd, liste la Guadeloupe et la Martinique parmi les « zones sacrifiées » par la France en raison de la pollution extrême de ces territoires au chlordécone, y compris dans l’eau et les aliments.
2023 - Cette vidéo (1’49) de Guadeloupe est projetée lors de la Conférence des Nations Unies sur l'eau le 23 mars 2023. Elle fait partie de la campagne numérique HearingTheUnheardHRWS menée par End Water Poverty. Elle décrit comment le manque d’eau potable à domicile et à l'hôpital impacte la vie quotidienne d’un foyer guadeloupéen et le traitement d'une fillette de 3 ans vivant avec un handicap.
▪ 1 er mai : dans le cadre de l’examen périodique universel (EPU), pour la première fois la France : - annonce faire de l’accès à l’eau potable une priorité en outre-mer ; - fait l’objet de recommandations spécifiques en ce sens d’au moins sept (7) Etats du monde ; et de tout une série de recommandations sur l’environnement, le logement et l’éducation, dont l’accès à l’eau potable est un élément constitutif. Le 29 septembre, la France a accepté l’ensemble de ces recommandations de ses pairs.
▪ 9-10 mai : Le CDE examine la France. Sa recommandation, qui n’est pas sujette à l’acceptation de la France et qui s’appuie sur la Convention des droits de l’enfant - laquelle est directement invocable devant les juridictions françaises - vient renforcer les recommandations de l’EPU et va plus loin.
▪ 2-3 octobre : La France est examinée par le Comité international des droits économiques, sociaux et culturels (CoDESC). Ses recommandations réitèrent et renforcent la recommandation du CDE.
▪ 17 octobre : La France est examinée par le Comité international pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDEF). Ses recommandations réitèrent et renforcent la recommandation du CDE et du CoDESC.
▪ 27-29 novembre : le Rapporteur Spécial des Nations Unies sur les droits humains à l’eau potable et à l’assainissement effectuera une visite académique en Guadeloupe.
Sabrina Cajoly est juriste en droit international et droit européen des droits humains et spécialiste en protection de l’enfant. Elle travaille depuis plus de 15 ans pour des organisations internationales et régionales en Europe, Afrique et dans la Caraïbe. De retour en Guadeloupe depuis quelques années, indignée par la situation de ce département français auquel les divers pays en développement dans lesquels j’ai exercé n’ont rien à envier, je m’investis depuis plus de 3 ans pour le droit vital à l’eau et à l’assainissement de ma communauté – et les autres droits humains qui en découlent – en portant le plaidoyer au niveau international et en l’étendant à l’ensemble des territoires français dits d’outre-mer, à titre 100% bénévole et indépendant.
* Le territoire de la Guadeloupe est connu pour avoir une forme qui ressemble à celle d’un papillon.
(1) étude de l'Inserm publiée le 27 février 2023 dans la revue Environmental Health Prenatal and childhood chlordecone exposure, cognitive abilities and problem behaviors in 7-year-old children: the TIMOUN mother–child cohort in Guadeloupe | Environmental Health | Full Text (biomedcentral.com),
(2) Voir également le rapport d’évaluation du 3ème Plan chlordécone et propositions, 2020.
(3) En 2021, le prix moyen de l'eau et de l'assainissement collectif en Guadeloupe était de 6,52 euros/m³ contre 4,3€/m3 au niveau national. Eau potable : dans quelle région de France est-elle la plus chère ? | vie-publique.fr
(4) Ces faits sont basés sur des données officielles, notamment l'audit interministériel qui, déjà en 2018, concluait à une crise de santé publique et une question de sécurité publique majeure, ainsi qu’à un scandale environnemental.