Le premier tour du scrutin législatif, tenu le 30 juin 2024, après l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin par Emmanuel Macron, a vu le RN et ses alliés devancer les autres formations (34 %) suivis par la coalition de gauche du NFP (28,1 %) et le camp présidentiel (20,3 %) – selon les estimations de fin de soirée. La participation est évaluée entre 65,5 % et 69,7 %, un record depuis le premier tour de 1978. Mathias Bernard, historien de la Ve République, analyse les enjeux de ce moment politique inattendu.
Comment analysez-vous ce vote RN ? Quels en sont selon vous les principaux ressorts ?
Mathias Bernard, Université Clermont Auvergne (UCA). Ce succès du RN est le résultat d’une progression qui s’est échelonnée sur quarante ans, autour de trois principales phases. Une première phase de progression très rapide et continue, entre 1984 (année où le FN fait irruption sur la scène électorale, en obtenant 10 % des voix aux élections européennes et 1988 (où Jean-Marie Le Pen recueille 14,5 % des voix à l’élection présidentielle). Puis suit une longue période d’implantation dans le paysage politique, entre 1988 et le milieu des années 2000, au cours de laquelle le FN maintient globalement son poids électoral (autour de 15 %) mais enregistre des victoires symboliques (la conquête de plusieurs villes lors des municipales de 1995, une présence au second tour de la présidentielle de 2002), surtout, constitue un véritable réseau de cadres et d’élus locaux, comme un parti « normal ».
Vient enfin, une phase de normalisation, enclenchée à partir de 2011 après un « trou d’air » à la fin des années 2000, qui permet au RN de reprendre sa progression. Progression qui s’accélère à partir de 2017 jusqu’à atteindre, au cours de ces élections européennes et législatives, des sommets rarement égalés par un seul parti politique dans l’histoire électorale française.
Le principal ressort de la progression récente du vote RN, c’est la capacité de ce parti à proposer une offre politique apparemment nouvelle et à bénéficier de ce fait d’un réflexe « dégagiste » dont avait profité en son temps Emmanuel Macron. Mais c’est surtout sa capacité à s’adresser depuis longtemps à un électorat populaire délaissé par les autres organisations politiques (notamment par la gauche) et à proposer des réponses apparemment simples à une forte demande de protection, aussi bien dans le domaine de la sécurité que par rapport à des problématiques sociales et aux conditions de vie.
La Ve République a-t-elle jamais connu une crise aussi profonde ?
M.B. Cette crise n’est pas la première de notre histoire politique récente. En fait, les crises sont une composante essentielle de la vie politique française contemporaine qui, depuis la Révolution française, est marquée par une culture du conflit et de la radicalité mais aussi par la conviction que « tout est politique ». Les clivages sociaux, économiques, culturels nourrissent ainsi les affrontements politiques – c’est d’ailleurs ce que nous constatons aujourd’hui.
La sensibilité de la politique aux crises explique l’instabilité institutionnelle qui a longtemps caractérisé la France : en moins de 150 ans, entre 1815 et 1958, la France a connu deux monarchies, un Empire, un régime autoritaire (l’État français, gouvernement de Vichy) et quatre Républiques !
La Ve République elle-même est mise en place en 1958 dans un contexte de crise profonde, provoquée notamment par la guerre d’Algérie. Et, au cours des premières années de son existence, elle a été confrontée à des crises dont l’ampleur est largement équivalente à celle de la crise que nous connaissons aujourd’hui : tentative d’assassinat du président de la République, dissolution de l’Assemblée nationale à l’automne 1962 suite à l’adoption d’une motion de censure, mouvement radical de contestation dans les universités puis dans l’ensemble du monde du travail en mai 68…
Le fait que les institutions aient résisté à toutes ces crises, ainsi qu’aux alternances politiques et à la cohabitation, a sans doute entretenu l’illusion d’une vie politique dépassionnée, voire quasi consensuelle. La situation que nous connaissons depuis une dizaine d’années montre qu’il n’en est rien.
Quel que soit le résultat final du scrutin, Emmanuel Macron restera-t-il comme le président qui aura potentiellement porté le Rassemblement national au pouvoir, d’abord au Parlement avec ses 89 députés élus en 2022, voire comme majorité et enfin, comme « premier parti de France » ?
M.B. C’est en effet à la fois le paradoxe et l’échec de sa présidence. Le candidat qui, en 2017, se présentait comme le meilleur rempart contre le RN a, en effet, contribué à sa progression et favorisé sa prise de pouvoir. Ce paradoxe est d’abord consubstantiel au positionnement initial d’Emmanuel Macron : en cherchant à recomposer la vie politique française autour de deux nouveaux pôles – les nationalistes conservateurs et les progressistes –, il a fait du RN la principale force d’opposition à sa politique et lui a donc permis de capter, de façon privilégiée, les voix de tous ceux qu’indisposait la politique de la majorité, de plus en plus impopulaire.
En outre, depuis les législatives de 2022, le président réélu et sa majorité ont contribué à banaliser le RN en donnant le sentiment que c’est désormais La France insoumise qui constitue la principale menace pour l’ordre républicain : en témoignent les campagnes lancées contre l’antisémitisme supposé de certains élus LFI ainsi que le positionnement adopté par la majorité sortante au cours de cette législative, visant à faire barrage aux deux extrêmes.
Enfin, l’incompréhensible décision de dissoudre l’Assemblée nationale, au moment où le RN a atteint le meilleur score de son histoire et où la majorité subit un revers qui lui ôte toute crédibilité pour être un rempart contre l’extrême droite, est, au moins à court terme, un cadeau fait à l’adversaire.
Les dernières semaines ont vu un regain de mobilisations dans la rue – pour le Nouveau Front populaire, contre le Rassemblement national, mais pas, a priori en soutien à ce dernier, pourtant donné favori des urnes. Comment expliquer ce paradoxe ? Que nous dit-il de l’effervescence de la rue, contrairement à l’effet gilets jaunes par exemple ?
M.B. La mobilisation de la gauche contre l’extrême droite s’inscrit depuis toujours dans la continuité des combats antifascistes – le choix du terme « Nouveau front populaire » pour désigner la coalition de gauche lors de ces législatives renvoie directement à cette filiation.
Et ces combats se sont déroulés d’abord sous la forme de manifestations et de défilés pacifiques, très présents dans la mémoire collective de gauche : manifestation du 9 février 1934 en réaction à l’émeute du 6 février 1934 organisée par les ligues, rassemblement du 14 juillet 1935 qui est l’acte fondateur du Front populaire, lui-même héritier de la Révolution française…
De son côté, depuis que l’extrême droite a clairement choisi la stratégie électorale, dans les années 1980, elle a abandonné l’activisme de rue qui l’avait caractérisée au cours des « années 68 ».
De fait, elle n’a recouru que de façon limitée et ponctuelle aux manifestations de rue, essentiellement à l’occasion de la fête annuelle de Jeanne d’Arc. Et lorsque Jean-Marie Le Pen est qualifié au second tour de l’élection présidentielle de 2002, ses opposants, principalement de gauche, se mobilisent dans la rue, faisant même du défilé du 1er mai un véritable référendum anti-Le Pen : en revanche, le FN n’organise alors aucune contre-manifestation.
La stratégie de banalisation engagée par Marine Le Pen à partir de 2011 rend le RN encore plus prudent dans son recours à la rue. L’appui au mouvement des « gilets jaunes » fait figure d’exception. Mais ce n’est pas le RN qui a pris l’initiative de ce mouvement, et il a surtout cherché à en capter le potentiel contestataire pour déstabiliser le pouvoir d’Emmanuel Macron.
Le terme « front républicain » a-t-il encore un sens ? Qui l’incarne désormais ?
M.B. La notion de « front républicain » ne fait plus consensus, mais elle continue à faire sens auprès d’une partie de l’électorat et du personnel politique. C’est d’ailleurs ce qui a motivé le regroupement des gauches au sein du Nouveau Front populaire et c’est aussi ce qui justifie le positionnement de plusieurs personnalités, de la droite modérée jusqu’au Parti socialiste, affirmant vouloir faire barrage au RN au second tour.
L’affaiblissement de la notion de « front républicain » est lié à deux facteurs principaux. D’abord, la stratégie de banalisation du RN a payé, tout autant que la promotion de Jordan Bardella dont le patronyme et le parcours suscitent moins d’inquiétude que ceux de Marine Le Pen, associée à la figure de son père, Jean-Marie Le Pen, et à ses positions clivantes.
En décembre 2023, pour la première fois, une majorité de Français considère que le RN ne représente pas une menace pour la démocratie. Par ailleurs, le discours de la majorité sortante sur les deux extrêmes rend plus difficile un regroupement très large contre le RN, dans la mesure où il y aurait deux fronts, l’un contre l’extrême gauche, l’autre contre l’extrême droite.
Le NFP, malgré une campagne de coalition très médiatique a fait un score estimé à 28 % pour ce premier tour, comment l’analyser ?
M.B. Même s’il a progressé par rapport aux résultats obtenus par la gauche divisée aux législatives de 2017 puis par la coalition de la Nupes en 2022, le Nouveau Front populaire n’a pas réussi à se positionner en véritable challenger du RN.
Trois principales raisons expliquent cet échec. D’abord, le rôle de rempart au RN lui est disputé par la majorité présidentielle, qui, pendant une grande partie de cette campagne, a davantage attaqué l’extrême gauche (LFI) que l’extrême droite.
Ensuite, la dynamique de rassemblement des gauches s’est heurtée aux fortes divergences qui les séparent aussi bien sur les questions internationales que sur les programmes économiques – des divergences qui se sont cristallisées aussi bien sur la question de l’antisémitisme, omniprésente au cours de cette campagne, que sur la personnalité de Jean-Luc Mélenchon.
Enfin, cette coalition, qui aspire à exercer le pouvoir en cas de victoire, ne s’est pas dotée de leader pour l’incarner et la porter. C’est là un fait inédit dans l’histoire électorale, et c’est indiscutablement une source de fragilité. En 1997, la Gauche plurielle avait remporté les élections législatives provoquées par la dissolution-surprise décidée par Jacques Chirac, après s’être doté d’un leader indiscutable, Lionel Jospin, qui avait justement la capacité à trancher rapidement les différends inévitables à une coalition de ce type.
Propos recueillis par Françoise Marmouyet et Clea Chakraverty.
Mathias Bernard, Historien, Université Clermont Auvergne (UCA)