Depuis la mort de Nahel et les violences qui s’en suivent dans de nombreuses villes, la référence à 2005 semble s’imposer dans les médias. Par son extension, ses images médiatiques, le chiffrage des dégâts… la mobilisation de jeunes de quartiers populaires incite à la comparaison. Mais est-elle pertinente ? S’il est prématuré de dresser une comparaison fondée, il est possible d’apporter dès maintenant des éléments pour en discuter le bien-fondé.
Pour cela, je m’appuie sur la recherche participative que je mène depuis trois ans sur l’histoire du collectif ACLEFEU, avec des jeunes de 17 à 24 ans de Clichy-sous-Bois et d’autres villes de Seine Saint-Denis. Cette enquête poursuit celle menée dans dix villes ou quartiers d’Île-de-France par le collectif POP PART entre 2017 et 2021. Publiée sous le titre Jeunes de quartier. Le pouvoir des mots, elle est la source des podcasts « Jeunes de quartier : leur quotidien raconté par eux-mêmes ».
Centrer la nouvelle recherche sur Clichy-sous-Bois et ACLEFEU, c’est revenir aux origines. Ce collectif a en effet été créé d’abord de manière informelle à la fin d’octobre 2005, puis en tant qu’association. L’acronyme, dont le premier sens, Assez le feu ! est clair, signifie aussi : Association Collectif Liberté Égalité Fraternité Ensemble Unis. Très médiatisé dans les années qui ont suivi, il est aujourd’hui reconnu pour les actions qu’il mène auprès des jeunes et des familles pour contribuer à la solidarité, éveiller à la citoyenneté, développer la prise de responsabilité. Comment donc des jeunes d’aujourd’hui et des jeunes de l’époque, devenus adultes, parlent-ils de 2005 ? Quelles mémoires en sont présentes, transmises ?
2005 : émeutes ou révoltes ?
Lorsqu’on demande aux jeunes adultes ou grands adolescents participant à la recherche ce que 2005 évoque, pour eux et elles, silence et hésitations dominent. La date ne fait guère sens. D’abord par sa distance temporelle : la plupart étaient soit juste nés, soit encore tout petits. Au plus, restent des souvenirs de peur, d’hélicoptères menaçants, d’avoir été interdit de sortir pour jouer au foot, d’une panne d’électricité ou une image : celle de gendarmes s’abritant sous leurs boucliers comme des soldats romains dans Astérix.
Mais plus profondément, les dates, comme on a pu le constater aussi à propos de 2015 et des attentats, sont des repères utilisés dans un contexte scolaire d’apprentissage de faits historiques. Parler date, c’est renvoyer à la « grande histoire » enseignée, à une réalité qui reste abstraite.
Ce qui ressort parfois, c’est : « les émeutes », désignation concurrencée par « les révoltes ». Dire « c’était vraiment pour défendre une cause » (R. (garçon, 7 ans en 2005), dire « on s’est pas battu pour rien, on s’est battu parce qu’il y a quelque chose derrière »), c’est exprimer une distinction claire, dans la lignée de celle opérée par les sociologues Michel Kokoreff, Odile Steinauer et Pierre Barron :
« Reprendre le terme d’émeute, c’est insister sur le caractère spontané et non structuré des violences collectives. […] L’émeute urbaine questionne la police dans ses pratiques ; c’est la fonctionnalité policière qui est mise en cause. Parler de “révolte” […], c’est mettre l’accent sur la dimension protestataire des violences collectives […], sans contribuer au processus de stigmatisation des banlieues et des jeunes de milieux populaires. »
Zyed et Bouna : des noms qui font sens
À rebours de la date, ce sont les prénoms Zyed et Bouna qui font écho pour les jeunes, par un effet d’identification multiple. La proximité de l’âge, l’atrocité de leur mort, brûlés vifs dans l’enceinte d’un transformateur électrique, la connaissance des familles pour certains sont démultipliées par le vécu partagé du contrôle policier fréquent et injustifié, de la course poursuite pour l’éviter qui fait d’un thriller un drame. L’identification repose aussi sur le sentiment d’appartenance à un territoire similaire par sa relégation et les conditions de vie de sa population.
Pour K. (4 ans en 2005), « Si Zyed et Bouna étaient dans un autre endroit, les policiers ne vont pas se comporter avec eux comme ça, ne vont pas leur parler vulgairement, faire la course avec eux. Ça évoque des inégalités sociales ». Un « nous, jeunes de quartiers » s’esquisse ainsi, même si cette assignation fait débat.
Si les jeunes d’aujourd’hui voient des similitudes avec le vécu des jeunes de 2005, l’écart est cependant sensible. En témoigne d’abord leur réaction après la projection en atelier, du film tourné par Ladj Ly en 2005-2006 « 365 jours à Clichy-Montfermeil » : « Ce ne serait plus possible maintenant, car on filme tous avec nos portables et on partage sur nos réseaux ! »
Et surtout, ce film et une vidéo d’ACLEFEU sur son histoire décentrent l’intérêt vers l’après 2005 et les actions menées pour faire entendre et prendre en compte la voix des citoyens oubliés. C’est le présent de cette histoire de près de vingt ans, ses liens avec d’autres luttes, comme celles pour les droits civiques ou Black Lives Matter aux États-Unis, qui peu à peu donnent sens à la participation des jeunes à la recherche.
Des médiateurs en action
Pour les participants à la recherche plus âgés, (qui avaient entre 20 et 30 ans en 2005), alors souvent éducateurs ou animateurs, qui ont vécu ces événements, le lieu et le moment où ils apprennent le drame, leur action pour contribuer à calmer les jeunes, la création d’ACLEFEU dans l’urgence sont les trois temps forts d’une mémoire vive commune. C’est donc en tant qu’acteurs à divers titres qu’ils interprètent à la fois leur rôle, leur prise de conscience et leur évolution.
Cette continuité temporelle, avec ses ruptures ou ses éloignements pour certains, apporte un double éclairage. Le recul réflexif permis par l’entretien laisse par exemple s’exprimer le souvenir d’un dilemme vécu. M. (30 ans en 2005) l’explique ainsi :
« Nous autres, à cette époque-là, animateurs, travailleurs sociaux, tous ceux qui étaient sur le terrain, grands frères, on était dans une position très compliquée. […] Je comprends la colère des jeunes parce que je me dis : si je n’avais pas été moi du côté… je vais dire de l’institution, à cette époque-là, à 17 ans j’aurais été dans la rue. »
La création d’ACLEFEU est alors présentée comme la résolution collective de cette contradiction. Elle est étayée par l’évocation du nombre des personnes qui s’engagent dans la construction de ce collectif, portées par la conscience que la colère des jeunes est l’expression exacerbée d’un malaise social plus large.
Le deuxième éclairage apporté par quelques jeunes adultes de l’époque met en perspective 2005 et des mobilisations antérieures. En particulier, la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 est une référence fondatrice pour Mohamed Mechmache, cofondateur et président du collectif.
Adolescent, il a côtoyé un ancien marcheur de sa cité :
« Ce qui s’est passé en 2005 n’est que la conséquence de ce qui s’est passé à l’époque avec les gens qui se sont mobilisés pour la marche pour l’égalité et contre le racisme. Parce que la première jeunesse issue de l’immigration était très politisée. Elle savait les combats de nos parents, les luttes qu’il y a eu. Une fois qu’ils ont compris qu’ils avaient comme arme le savoir, ça leur a permis de mieux comprendre les choses et de se dire : nous aussi à partir d’aujourd’hui on pourra se faire entendre. »
C’est cette conscience de la continuité d’un combat à mener qui a incité plusieurs membres d’ACLEFEU à se faire élire au conseil municipal dès 2008. Une jeune fille qui a participé à la recherche, élue en 2020, est ainsi devenue la benjamine du conseil municipal.
Une transmission mémorielle fragmentée et une histoire absente
À Clichy-sous-Bois, la transmission de la mémoire de 2005 est ainsi portée par deux pôles. Le souvenir de Zyed et Bouna est surtout transmis par le travail mené par des enseignants de collège ou de lycée et les commémorations publiques annuelles du 27 octobre 2005.
L’allée piétonnière au nom de Zyed Benna et Bouna Traoré (sans autre précision), proche de la mairie, la petite stèle qui leur est consacrée devant le collège fréquenté par ceux-ci, leurs visages rendus familiers par des affiches largement diffusées lors de mobilisations comme celle suscitée par la mort d’Adama, sont aussi connues de certains jeunes.
Les militants d’ACLEFEU constituent le second pôle de transmission : il est centré sur la réponse collective apportée alors à la « crise des banlieues » et aux limites de sa reconnaissance politique. Mais ces transmissions fragmentées rendent d’autant plus problématique l’absence d’une histoire qui fasse référence et puisse être partagée.
Au-delà de 2005, c’est précisément la force et l’inventivité d’une mobilisation politique et sociale, diverse par ses actions et sa portée médiatique, que la recherche menée avec les jeunes de Clichy-sous-Bois et le collectif ACLEFEU a entrepris de construire et de faire reconnaître.
Hélène Hatzfeld, Politologue spécialisée dans l'urbanisme, laboratoire Architecture Ville Urbanisme Environnement (UMR CNRS 7218), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières