Les actes terroristes frappant les enseignants nous conduisent à affronter, entre autres, la question des fonctions et des pouvoirs de l’école. Contre le fanatisme barbare, que peut vraiment la pédagogie ? On attend des enseignants qu’ils soient un rempart contre l’obscurantisme. Mais cela est-il réaliste, quand l’école paraît incapable d’assumer sa mission première de transmission des savoirs, et d’assurer la réussite de tous les élèves ?
Le ministre de l’Éducation, qui souhaite remédier à cette baisse de niveau des élèves par un « choc des savoirs », vient d’affirmer récemment, dans une interview au journal Le Monde, que « la pédagogie peut renverser la sociologie ». L’éducation scolaire aurait-elle donc le pouvoir de contrecarrer le jeu des déterminants sociaux de la réussite, dont de très nombreuses études montrent pourtant la puissance ? L’espoir du ministre est-il fondé ?
Des facteurs sociaux qui pèsent sur la réussite scolaire
La sociologie de l’éducation montre que l’origine socio-économique des élèves paraît conditionner en grande partie les destins scolaires. Deux enseignements majeurs peuvent, à cet égard, être retenus des enquêtes PISA (« Program for International Student Assessment », soit, en français, « Programme international pour le suivi des acquis des élèves »), menées tous les trois ans, depuis l’année 2000, sous l’égide de l’OCDE.
Tout d’abord, malgré les titres alarmants de la presse, il n’y a pas d’effondrement significatif des niveaux en France. La France est un élève moyen (médiocre ?), dont les résultats, mise à part une rupture, relative, en 2006, sont pratiquement stables, c’est ce qu’on peut constater par exemple en compréhension de l’écrit depuis 2009.
Si, quelquefois, la France recule dans les classements – mais il faut tenir compte de l’effet « augmentation du nombre de pays d’enquête », de 32 pays en 2000, à 85 pays en 2023 –, les scores ne baissent pas significativement. Mais ils n’augmentent pas non plus.
Toutefois, et c’est le deuxième enseignement majeur, le poids des inégalités sociales ne décroît pas. On note même une tendance à l’accroissement des écarts de performances entre « bons » et « mauvais » élèves. En 2012, 22,5 % des résultats des élèves en mathématiques sont imputables aux origines socio-économiques, contre 15 % en moyenne pour l’OCDE. En 2015, le milieu socio-économique explique toujours plus de 20 % de la performance. Et 118 points séparent les résultats, selon la variable « milieu » (favorisé vs défavorisé).
En 2018, parmi les élèves très performants, 20 % appartiennent à des familles favorisées, contre 2 % à des familles défavorisées. Indéniablement, les inégalités de réussite scolaire sont fortement marquées socialement. Mais est-ce à dire que la pédagogie est impuissante ?
Postuler l’éducabilité de tous
Si les élèves issus de catégories défavorisées ont (statistiquement) plus de mal que les autres à réussir, la sociologie ne démontre pas qu’ils souffriraient, pour autant, d’un handicap insurmontable. Comme s’ils étaient touchés par une « moindre éducabilité » substantielle ! Il faut reconnaitre à ce sujet, comme les travaux de Guy Avanzini, et de Philippe Meirieu, l’ont bien montré, que l’éducabilité de tous les élèves (leur capacité à se développer, et à réussir), n’est pas de l’ordre du résultat expérimental, mais du postulat.
Or ce postulat est une condition de possibilité de l’acte éducatif. Comme l’a établi avec force Avanzini, la « croyance dans l’éducabilité » est de l’ordre de l’acte de foi, du pari, ou du défi. Elle exprime une exigence éthique ; mais, plus encore, logique. Car il serait absurde d’essayer d’éduquer quelqu’un que l’on supposerait inéducable ! « Entreprendre l’éducation de quelqu’un sans le postuler éducable serait contradictoire ».
Ici donc, l’espoir, le désir, le souhait, qu’exprime la moindre action à volonté éducative, ont plus de poids que les constats de la sociologie. On n’est pas dans l’ordre des faits relevant de la preuve, mais dans l’ordre, antérieur, et en surplomb, du « ce sans quoi » une action n’a pas de sens. De ce point de vue, en tant qu’elle repose sur le postulat de l’éducabilité, la pédagogie prévaut sur la sociologie.
Quel modèle pour penser les parcours scolaires ?
Mais il ne suffit pas de croire en sa possibilité pour être assuré de produire une action efficace. Les obstacles pourraient être trop nombreux, voire insurmontables. Parmi ces obstacles, on pourra ranger le nombre et le poids des facteurs extrascolaires de la réussite, qu’il faudra prendre en compte dans la construction d’un modèle explicatif de la réussite et de l’échec scolaires.
Or, d’une part ces facteurs sont manifestement très nombreux ; et, d’autre part, se situent bien, pour la plupart, dans le champ économique et social. En effet, on peut évoquer, avec Bourdieu et Passeron (1970), le poids de l’habitus (principe générateur et unificateur des conduites et des opinions forgé dans la prime enfance par inculcation d’un arbitraire culturel) ; la maîtrise du langage, tout d’abord oral, puis écrit, socialement conditionnée ; l’environnement familial, plus ou moins réceptif aux exigences scolaires ; la possibilité (ou non) de dépenses d’« enrichissement » (leçons particulières, voyages, colonies de vacances) ; etc.
À cet égard, est très significative la surréussite des enfants d’enseignants, ces « chouchous » de l’école, dont les parents disposent d’un « capital temps » et d’un « capital culturel » significativement importants ; possèdent une maîtrise particulière des codes scolaires ; et peuvent installer une continuité de pratiques et de valeurs entre sphère familiale et sphère scolaire.
Plus que l’identification des facteurs de réussite, qui s’inscrit dans une analyse statique de la réalité, s’impose alors le recours à un modèle dynamique du parcours scolaire. On peut proposer le modèle de la « spirale tourbillonnaire ». Chacun est engagé dans une spirale dont les « facteurs d’aspiration » sont nombreux : capital linguistique, capital culturel, énergie personnelle, envie de réussite, confiance en soi, rapport au travail scolaire, compétences et connaissances déjà construites, etc. Sans négliger ce facteur essentiel qu’est la réussite scolaire antérieure.
La réussite passée devient (et toujours plus) un facteur de réussite ultérieure. Ainsi s’installe une dynamique telle que certains restent jusqu’au bout au centre du tourbillon, qui les déposera à l’École Normale Supérieure rue d’Ulm, ou devant l’École Polytechnique. Tandis que les moins armés auront été, chemin faisant, expulsés du tourbillon à telle ou telle étape de leur parcours.
Peut-on casser la spirale des inégalités ?
Mais ne peut-on casser le jeu d’une spirale négative ? Car, l’affirmation que « l’ascenseur social ne fonctionne plus », d’une part repose sur l’illusion rétrospective qu’il a un jour correctement fonctionné, ce qui est loin d’être établi. Et, d’autre part, manifeste une méconnaissance de la réalité. Le travail récent d’Arnaud Lacheret sur les réussites de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine tend à montrer qu’un regard trop focalisé sur les échecs et les discriminations (qui n’en restent pas moins réels !) laisse dans l’ombre les « réussites ordinaires » (tout aussi réelles !) de tous ceux qui ont pu s’intégrer.
En définitive, la réussite n’est pas réservée à quelques-uns, et interdite aux autres. Si, manifestement, certains ont plus de chances que d’autres dans leur jeu, beaucoup d’autres ont pu s’inscrire dans une spirale positive. Grâce, en particulier, à la rencontre avec un(e) enseignant (e) ayant su repérer et déclencher le potentiel de développement d’un élève en l’éducabilité duquel il avait cru. De très nombreux témoignages en attestent. Il suffit de peu de choses pour transformer une spirale négative en spirale positive. La rencontre avec un enseignant ayant su les accrocher peut suffire…
C’est en ce sens que la pédagogie peut renverser la sociologie. Il ne faut donc pas penser la pédagogie contre la sociologie ; mais, plus largement, l’espoir d’être utile, contre le défaitisme fataliste. La pédagogie ne peut pas être à l’origine de toutes les réussites du monde. Mais elle peut, et doit, en prendre sa part.
Charles Hadji, professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)