Yann Guéguen, Université Rennes 2
Le 2 janvier 2022, l’animateur et producteur de télévision Cyril Hanouna déclenchait une polémique sur le réseau social Twitter en annonçant sa participation à la production d’un long-métrage intitulé Les SEGPA. Rappelons que l’acronyme SEGPA signifie Section d’enseignement général et professionnel adapté et désigne des classes accueillant des élèves avec de graves difficultés scolaires.
L’animateur présentait au passage la bande-annonce du film et la date de sa diffusion au cinéma. Nombreuses furent les réactions en ligne, issues pour l’essentiel de professionnels de l’enseignement adapté, de syndicats d’enseignants, de parents d’élèves et d’un quarteron d’universitaires. Objet de ces réactions : les multiples séquences de la bande-annonce jugées humiliantes et stigmatisantes pour des jeunes parmi les plus fragiles de l’institution scolaire.
Simultanément, une pétition en ligne signée à ce jour par plus de 110 000 personnes (et notamment relayée par un député de la majorité) exigeait dès le 5 janvier la modification du titre de ce film. Quelques médias relayèrent l’information, allant jusqu’à solliciter les témoignages d’anciens élèves de SEGPA sur leurs parcours de résilience scolaire.
En effet, les Sections d’Enseignement Général et Professionnel Adapté accueillent au collège des élèves qui ne peuvent, en raison d’une faible alphabétisation, rejoindre des classes de sixième, cinquième, quatrième ou troisième classiques. Souffrant de troubles cognitifs d’origines diverses, ces jeunes peuvent ainsi bénéficier d’enseignements adaptés, et de dispositifs facilitant les apprentissages, par exemple la réduction des effectifs de classe.
Au-delà de la polémique, il importe de comprendre en quoi les acteurs de l’enseignement adapté ont pu se sentir outragés par l’annonce de ce film. Mais il s’agit aussi de rappeler l’essentiel des principes et des pratiques d’éducation qui font de la SEGPA une offre exceptionnelle de formation préprofessionnelle inclusive dans le contexte actuel marqué par une ségrégation scolaire structurelle.
Une filière discriminée
Pour en revenir au tweet de Cyril Hanouna, si la grande majorité des réactions en ligne se sont montrées hostiles au film, on peut noter qu’assez peu d’entre elles ont questionné le succès récent de la série YouTube éponyme. Diffusée depuis 2016, celle-ci affiche aujourd’hui plus de 21 millions de vues pour certains épisodes. Pourtant, la bande-annonce du long-métrage mobilise les mêmes codes narratifs que la série. Largement inspirés de la cyberculture dite du LOL (Laughing Out Loud), ces codes s’appuient sur une simplification caricaturale et outrancière à la fois de l’échec scolaire et de la population censée l’incarner.
De ce point de vue, il n’apparaît pas déraisonnable de poser l’hypothèse selon laquelle le tweet de l’animateur n’a pas le même statut communicationnel que le teasing préalable de la série YouTube. Tout y est différent : l’annonceur (Cyril Hanouna), l’environnement médiatique sollicité (Twitter) et le message lui-même (un long-métrage de cinéma, bénéficiant potentiellement d’aides d’organismes publics, tel le CNC).
Autrement dit, la série YouTube « bête et méchante » s’est soudainement transformée en objet cinématographique distribué en salles, publiquement annoncé par une figure médiatique dominante ayant par ailleurs, selon la chercheuse Claire Sécail, récemment politisé ses talkshows de divertissement sur la chaîne C8, propriété de Vincent Bolloré.
Ce qui importe alors n’est peut-être pas tant la dimension outrancièrement stigmatisante d’un objet de divertissement juvénile, mais plutôt la façon dont – ainsi médiatisé par une vedette de la télévision française – il prolonge finalement une pratique sociale préexistante de discrimination socioscolaire.
Au-delà des dénonciations attendues, il ressort de cet épiphénomène en ligne une mise en visibilité exceptionnelle des principes et des pratiques de la SEGPA, en tant que filière de remédiation scolaire et d’inclusion préprofessionnelle dont nous rappellerons ici quelques repères.
Un dispositif durablement implanté
En France, l’histoire récente de l’enseignement adapté se confond avec celle - plus ancienne - de l’enseignement spécialisé, lequel ambitionnait dès la fin du XIXᵉ siècle l’inclusion scolaire de publics éloignés des attendus de l’institution.
Au sein des lois de 1882 notamment relatives à l’école obligatoire, un article prévoyait en effet la nécessité d’une scolarisation «particulière» pour les enfants aveugles et sourds-muets. Il faut attendre le milieu des années 1960 pour que soient reconnus les élèves en situation de « déficience intellectuelle légère » et que soient créées les Sections d’Éducation Spécialisée (SES). Celles-ci sont devenues les Sections d’Enseignement Général et Professionnel Adapté (SEGPA) en 1996.
En théorie, la SEGPA est intégrée au Collège Unique de la loi Haby de 1975, qui reconnaît notamment «l’accès de chacun, en fonction de ses aptitudes, aux différents types ou niveaux de la formation scolaire». Dans la pratique, la SEGPA a pu se retrouver parfois isolée au sein même de son établissement d’accueil, dans une ségrégation de filières d’enseignement.
Dans certains cas, il existe en effet une distinction des salles de professeurs et des accès à l’établissement, selon le rattachement à une SEGPA ou une filière classique. Aujourd’hui prévaut néanmoins la volonté de créer des espaces communs, des cours de récréation aux selfs en passant par les salles de permanence, afin de favoriser le vivre-ensemble en collège.
Ajaccio : immersion dans les classes Segpa de l’établissement régionale d’enseignement adapté (France 3 Corse)
Au cours des années 2000, de nombreux cadrages (dont celui de 2015) ont affiné les conditions d'accès à la filière, les objectifs généraux et les contenus des cycles d'enseignement ainsi que les perspectives d'accès formations professionnalisantes qu'elles ouvrent. Dans le détail, les élèves éligibles à la SEGPA sont repérés dès le primaire par leurs professeurs qui, avec les parents de l'enfant et les responsables locaux de la filière, convoquent une commission départementale. Une demande d'intégration est ainsi établie, éclairée par quatre expertises relatives à la situation de l’élève - pédagogique, psychologique, sociale et médicale.
Ses difficultés scolaires ainsi identifiées, l’enfant va pouvoir bénéficier de nouvelles marges de progression. Enfin débarrassé d’une concurrence scolaire dont il ne pouvait être qu’exclu, il est accompagné par des professeurs spécialisés, dans des classes à effectif réduit (16 élèves maximum) et dans une perspective d’ouverture professionnelle, selon sa singularité propre et ses désirs d’avenir.
Les SEGPA et leurs déclinaisons territoriales constituent donc un dispositif de résilience scolaire en même temps qu’un tremplin d'inclusion professionnelle, dans un pays dont l’élite politique n’a pas toujours su saisir l’importance de l’enseignement technique du second degré.
Pourtant, les réactions à la bande-annonce du film Les SEGPA sont bien là pour nous rappeler que les élèves de l’enseignement adapté sont les acteurs de demain susceptibles de contribuer aux secteurs professionnels actuellement en tension. Et si nos élus pouvaient s’en convaincre, au détour d’une polémique médiatique ?
Yann Guéguen, Docteur en sciences de l'éducation, enseignant-chercheur à l'Université Rennes 2, Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.