Dans une lettre ouverte en date du 23 janvier, Bernard Golse, professeur émérite de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'Université Paris Cité et fondateur de l'Institut Contemporain de l’Enfance alerte Emmanuel Macron et Gabriel Attal sur l'urgence d'agir.
Monsieur le Président de la République, Monsieur le Premier Ministre, l’enfance est-elle vraiment une problématique prioritaire ? Nos enfants et notre jeunesse souffrent. En tant que pédopsychiatre et fondateur de l’Institut Contemporain de l’Enfance, je ne peux que constater le fait que la politique de l’enfance est aujourd’hui en échec. Alors que vous évoquez le « réarmement civique de la jeunesse » comme réponse à la crise que nous traversons, comment entendez-vous protéger et permettre aux enfants de s’épanouir et de se développer ? L’État ne peut pas et ne doit pas se limiter à se prémunir face à un enfant perçu comme dangereux. Il a au contraire pour devoir de penser à l’enfant vulnérable, potentiellement en danger et d’accompagner la jeunesse vers l’épanouissement. Les enfants ne sont pas un danger pour la société mais eux, me semble-t-il, ressentent de plus en plus la société comme une source de menaces.
La situation de la pédopsychiatrie, comme vous le savez, est actuellement catastrophique en France. Mais mes inquiétudes sont plus larges et m’amènent à me demander si l’enfant est sincèrement une véritable priorité politique.
Je ne vous donnerai ici que quelques exemples dans lesquels s’enracine mon questionnement :
Sans revenir sur les conclusions du rapport de la Cour des Comptes piloté par Juliette Méadel que j’ai accompagnée, l’ensemble des soignants et des familles sent bien aujourd’hui que la pédopsychiatrie est en passe de disparaître. Mais que vont devenir les propositions énoncées dans ce rapport et qui concernent notamment la nécessité de redoter et de requalifier massivement notre dispositif sectoriel que le monde entier nous a envié du fait de ses principes égalitaires et démocratiques ? L’augmentation de la prescription de psychotropes utilement dénoncée par le rapport du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA) vaut comme un symptôme alarmant de la crise de la pédopsychiatrie. La biologie et les neurosciences ne résumeront jamais à elles seules le tout du vivant, et la nécessité d’une pédopsychiatrie humaniste et efficace est plus nécessaire que jamais à l’heure actuelle, notamment au décours de la pandémie du Covid qui a entraîné une augmentation considérable de la souffrance psychique des jeunes et des tentatives de suicide chez les adolescents et même chez les enfants.
La situation de la protection de l’enfance est absolument dramatique et le « Plan Marshall pour la protection de l’enfance » publié récemment propose des mesures immédiates dont nous ne savons même pas si elles vont être retenues ou non...
Le bon fonctionnement de l’aide sociale à l’enfance devrait pourtant être une priorité absolue de l’État : l’éthique d’une société se mesure à l’aune de l’attention qu’elle apporte à ses membres les plus fragiles.
Les professionnels de la petite enfance tirent depuis des années la sonnette d’alarme et le récent rapport de l’IGAS (avril 2023) a pris acte des défaillances et des insuffisances quantitatives et qualitatives de nos lieux d’accueil pour les tout-petits. Faut-il attendre de nouveaux accidents et de nouvelles morts d’enfants pour réagir véritablement ? Les décrets dits « Morano » ont abouti dans les crèches à un ratio enfants/adultes tout à fait inacceptable et la privatisation des lieux d’accueil ne va pas sans poser de graves problèmes car nous ne voulons pas qu’un scandale du type ORPEA se rejoue dans le monde de la petite enfance ! L’idée de mettre fin à la déréglementation du secteur de la petite enfance a été avancée mais combien de temps va-t-il falloir pour redresser réellement et durablement la situation ? Le temps de la petite enfance et le temps des politiques ne sont pas les mêmes, il y a urgence.
Que deviennent les Assises de la Pédiatrie qui comportent un volet « Santé mentale » ? De report en report, nous ne savons même plus désormais si elles se tiendront un jour…
Le pis-aller qui consiste à imposer des enfants sans solution à des équipes qui ne sont pas en mesure de leur offrir des soins adaptés, doit impérativement cesser au plus vite.
À propos de l’école, je ne ferai que citer le statut dramatique des auxiliaires pour les élèves en situation de handicap (AESH) dont le statut, le nombre, la valorisation et la formation sont tellement insuffisants qu’en matière d’autisme nous nous dirigeons vers une pédopsychiatrie de classe totalement inacceptable dans la mesure où, si nous poursuivons ainsi, seules les familles aisées pourront bientôt accéder à des auxiliaires de qualité et susceptibles de travailler dans la durée. En dépit de tout ce qui est dit actuellement, souhaitez-vous réellement faire en sorte que l’école puisse donner à chaque enfant les moyens de se construire ?
À propos enfin des troubles du spectre autistique, la stratégie nationale qui a été précisée est proprement illisible et invisible, et les moyens alloués tout à fait insuffisants donnent le sentiment que rien ne va véritablement changer pour les familles au cours des prochaines années.
Le fait de noyer l’autisme dans les troubles dits neuro-développementaux (TND) dilue la question si spécifique de l’autisme de manière dommageable. Alors que comptez-vous faire finalement, pour nos enfants, pour les enfants de la République ? Les professionnels de l’enfance n’ont pas choisi leurs métiers pour protéger l’ordre et la société des enfants qu’elle produit, mais plutôt pour protéger les enfants des difficultés de la vie en société dans un monde certes passionnant mais extrêmement complexe, de plus en plus complexe, et dans lequel s’accumulent quotidiennement de graves dangers et des risques majeurs pour eux.
Monsieur le Président de la République, Monsieur le Premier Ministre, cette lettre est un cri d’alarme. Il est urgent et impératif de permettre à nos enfants de vivre pleinement et d’avoir envie eux-mêmes, un jour, d’avoir des enfants. J’entends aujourd’hui de plus en plus d’adolescents qui ne veulent pas avoir d’enfants et je crois qu’il y a là un signal fort que nous ne pouvons pas faire semblant de ne pas entendre.
La situation n’est pas sans issue mais toutes les mesures à prendre sont interdépendantes et elles doivent être prises vite et toutes ensemble.
En vous remerciant de l’attention que vous accorderez à cette démarche, je suis bien entendu à votre entière disposition pour échanger de vive voix avec vous sur ces différentes questions si vous le souhaitez et je vous prie de croire, Monsieur le Président de la République, Monsieur le Premier Ministre, à l’expression de mes sentiments les plus respectueux.