« Approximations », « erreurs d’analyse », « lacunes »... Jean-Pierre Rosenczveig porte un regard critique sur le rapport Woerth remis officiellement au président de la République, le 30 mai, et qui suggère notamment d'envisager la recentralisation de l'aide sociale à l'enfance.

Jean-Pierre Rosenczveig est magistrat honoraire, président d’Espoir-CFDJ et de LaVita, co-président de la commission enfances-familles-jeunesses de l’Uniopss, membre du bureau du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE), et co-président de la commission Ultramarins – Expert Unicef.

C’est peu dire que le rapport remis officiellement ce 30 mai au président de la République par l’ancien ministre Éric Woerth est décevant, sinon consternant. On ose espérer que sur ce qui touche aux autres sujets abordés il est d’une autre teneur que les quelques lignes consacrées à la protection de l’enfance.

Difficile à leur lecture de se faire une idée de l’opinion mûrement réfléchie que les rapporteurs portent sur ce dispositif. Et déjà de ce qu’ils en savent. On perçoit aisément aux quelques références citées qu’ils ne se sont pas de vrais moyens de comprendre les enjeux.   

Quelles sont les missions de la protection de l’enfance ? Ses modes d’intervention ? Son public ? Ses résultats ? Ses difficultés ? Ses enjeux ? Sa trajectoire lourde ? Ils semblent l’ignorer. Sans parler de l’intérêt qu’aurait eu sur ces questions institutionnelles une esquisse comparative avec des pays proches.

Tout au plus le rapport, argument fort et central de son approche, dénonce-t-il l’inégalité des réponses apportées sur le terrain aux enfants sans d’ailleurs donner la moindre illustration concrète de son assertion :  « La prise en charge de l’enfance diffère sensiblement d’un territoire l’autre ». En quoi ? N’eut-il pas fallu préciser à problème identique ?  Disparité veut-il dire que tout est contestable ?  Sur quels critères ? Surtout en quoi est-ce un problème en soi quand la décentralisation opérée en 1982-1984 avait justement pour objet de permettre aux conseils départementaux de mener les politiques adaptées aux besoins territoriaux ? Pas la moindre référence à cette histoire des institutions sociales sachant que, si rien n’est figé dans le marbre – la loi peut revenir sur la loi -, il convient de ne pas reproduire certaines erreurs.

Ces limites dans le raisonnement central interrogent. S’y ajoutent des limites explicites dans la maitrise du sujet débouchant, sinon sur des contre-vérités, du moins contribuant à ne pas bien poser les termes des problèmes à résoudre. Comme par exemple d’avancer que 19 370 – dixit l’ADF – ont été tenus pour mineurs étrangers isolés en 2023, sans rappeler l’historique de ce dossier, mais surtout en omettant que certes 34 500 mineurs et jeunes majeurs sur les 204 000 accueillis en fin d’année sont étrangers mais que le nombre d’enfants et de jeunes majeurs accueillis, bien de chez nous, a crû de 30 % ces dernières années. Pourquoi ? Du fait de certes carences administratives ou politiques ? Lesquelles ? Silence. Plus grave à la lecture rapide on peut croiser que pour les rapporteurs les mineurs non accompagnées (MNA) sont sources de problèmes de l’ASE - discours des cadres de l’ADF -. Certes, ces MNA posent un problème d’importance mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt.

Le langage ampoulé et administratif utilisé est révélateur d’un hors sol. « Cette politique (de protection de l’enfance) renvoie au principe d’égalité plutôt qu’au développement du territoire et est ainsi davantage portée politiquement par l’État que par les conseils départementaux ». Au passage l’emploi du présent rend difficile la compréhension du message. Décrit-on l’état des lieux, auquel cas on se demande quelles lunettes ont été chaussées ?  Exprime-t-on un souhait au point de le croire déjà exhaussé ?

Il est d’autres approximations, sinon erreurs d’analyse, qui discréditent le propos. Comme d’avancer que le GIP France Enfance protégée a été institué par la loi de 2022  « pour se doter d’une instance de la gouvernance nationale » de la protection de l’enfance ou de dire qu’il n’y a pas aujourd’hui d’administration centrale en charge de ce dossier !

En d’autres termes sur un dossier aussi délicat socialement concernant environ 500 000 enfants et environ 200 000 familles, impliquant autant d’institutions et de personnels, sur un sujet aussi sensible aujourd’hui que l’enfance maltraitée ou en danger, quand il y a le feu au lac, ces erreurs et lacunes dans les constats interrogent sur une démarche qui entend être au cœur de la machinerie politique et administrative pour améliorer les réponses apportées à la société française. Certes à décharge la problématique n’était pas au cœur du travail mené mais se voulait une parmi d’autres des questions concernées. Les rapporteurs auraient pu se soumettre à une critique préalable.

Reste l’essentiel : les orientations préconisées et les conditions à remplir.

Une lecture rapide conduirait dire que le rapport prône la recentralisation de la protection de l’enfance. C‘est peut-être aller vite en besogne. Si le rapporteur ne cache pas à titre son souci recentralisateur, le document est moins ferme. La recentralisation « pourrait se justifier » avance-t-on. Non pas « se justifie ».

Il envisage aussi d’intégrer la protection de l’enfance au « service départemental des solidarités » préconisé en laissant si on comprend bien le président du conseil départemental en responsabilités.

Le rapport ne choisit pas. Au vu des limites et difficultés de chacun des dispositifs il laisse ouvert le débat.

De fait, les deux hypothèses développées en quelques lignes laissent singulièrement perplexe. Le flou l’emporte !

L‘assertion est forte : « Le département comme l’échelon des solidarités aux côtés de l’ État ».

Le « service départemental des solidarités » destiné à gérer les prestations légales est présenté comme une caisse alimentée par l’État, présidée par le président du conseil départemental avec comme coadjuteur le préfet et la Sécurité sociale comme si la protection de l’enfance était un dispositif qui distribue des prestations légales. On semble ignorer qu’il doit mener une politique en s’attachant à apporter aux populations fragiles l’aide nécessaire pour éviter que leur situation ne se dégrade plus. La loi ne fixe pas de normes de base en cette matière à la différence des prestations légales. En quoi le dispositif propose dans cette hypothèse va-t-il permettre de hisser le niveau quantitatif et qualitatif de prestations sur les territoires quand on affiche un objectif politique fort : « Néanmoins, il est clair que l’État doit participer plus activement l’élaboration des politiques sociales au regard des inégalités de traitement entre départements ». Participer ! C’est déjà admettre une co-responsabilité. Mais comment entend-ton y parvenir ? Selon que les modalités ? Quels temps ?  Quels lieux ? Silence.

Tout au plus, et cela n’est pas négligeable, a-t-on le souhait d’une meilleure répartition des dotations d’État pour tenir compte des besoins territoriaux et des politique menées. Cela va pour le coup dans le bon sens, mais reste n’admettra loin du sujet.

C’est peu de dire que cette hypothèse mériterait d’être précisée.

« Pas un mot sur la crise des personnels (fuite et crise de l’engagement) quand l’humain est nettement de l’avis général au cœur du dossier »


L’hypothèse de recentralisation interroge tout autant.

Les mots ayant un sens, pour le rapporteur, la protection de l’enfance est donc hors champ des solidarités !

En se référant à l’inégalité des politiques départementales, il appelle certes à une administration centrale, mais comment envisage-t-il que les situations soient gérées concrètement au quotidien? Par un dispositif public territorial. On entend que le préfet retrouvera ses troupes d’avant 82-84 et son administration locale. On appréciera à sa juste mesure qu’une des conditions posées soit « le développement de services déconcentrés départementaux en cohérence avec le périmètre actuel et adapté à la structuration des acteurs locaux. Ce choix facilitera également (sic !) le transfert des collectivités vers l’État ». Qu’en termes élégants cela est-il dit ! Pas un mot sur la crise des personnels (fuite et crise de l’engagement) quand l’humain est nettement de l’avis général au cœur du dossier.

Au passage quitte à relever que l’État est privé aujourd’hui d’administration territoriale on aurait pu dater la disparition des directions territoriales en rappelant la RGPP menée sous l’égide de Nicolas Sarkozy dont Éric Woerth était le ministre en charge de la réforme de l’Etat et de réduire le nombre de fonctionnaires. Mais on ne revisite pas l’histoire !

On s’accroche quand il est avancé comme autre condition qu’il faudra « maintenir (sic) un dialogue (re-sic) avec le conseil départemental qui interviendrait toujours sur des politiques fortement imbriquées avec la protection de l’enfance.  (PMI,  insertion, etc.) ».  Dialogue ? Sur quoi ? Le type même d’énoncé politique creux. Quand c‘est une politique territoriale cohérente et efficiente, mobilisant toutes les compétences publiques et civiles qu’il s’agit d’élaborer – un schéma ? -, de suivre au quotidien – quelles instances ?- , puis d’évaluer.

Rien en revanche sur la proposition de réunir dans une même main l’action sociale, la PMI, l’ASE, le service de santé des élèves et le service social scolaire afin d’avoir une cohérence territoriale d’une politique de l’enfance. A-t-on même vu le problème ?

La Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) appréciera à sa juste mesure que l’on puisse poser comme autre condition  « la création d’une administration nationale chargée de cette politique publique dans ses dimensions ministérielles et interministérielles : il n’existe pas aujourd’hui une administration dédiée au pilotage national de la protection de l’enfance ». Faux ! Simplement les lois de 1982-1984 en transférant aux départements la mise en œuvre des politiques de protection de l’enfance on réduit le champ de responsabilité de cette direction, puis on l’a épurée dans la sérieuse taille imposée à toutes les administrations centrales.

Reste que l’État est moins nu qu’il l’était voici quelques années pour définir une politique et en dégager les moyens (conf. billet 883). Ajoutons qu’une inter ministérialité politique a été initiée par Charlotte Caubel, secrétaire d’État à l’Enfance profitant de son rattachement à la Première ministre et qu’une délégation interministérielle à la famille a existé un temps.

Pour autant il est vrai que l’État peine à mener à bien sa mission d’animation générale, de promotion de la connaissance, de promotion des bonnes pratiques, d’aide aux évolutions. (1) 

Ces responsabilités récemment identifiées ont été confiées au GIP « France Enfance protégée » installé le 1er janvier 2023, mais en l’état nul ne sait comment elles seront réellement assumées au regard des difficultés que rencontrent cette jeune institution pour trouver une démarche sereine et étant observé que son pilotage échappe à l’État. La DGCS a aujourd’hui pour mission en s’appuyant notamment sur le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) de contribuer à soutenir le Ministre en charge.

Il est donc erroné de dire que l’on part de rien ou presque. Reste qu’une recentralisation de cette compétence justifierait un effort conséquent pour se doter d’une administration à hauteur, et là plus question de prendre aux départements !

Reste un détail (récurrent) : comment, depuis le 40 de l’avenue de Ségur – Paris 07 définir et mettre en œuvre les 101 politiques adaptées aux besoins de familles de chaque territoire par-delà les prestations basiques que par ailleurs ne sont pas quantifiées ?

On voit par ces quelques remarques combien ce travail est lacunaire sur ce qui nous intéresse. Il a fait fi des informations qui ont pu lui être fournies notamment par le Conseil national de la protection de l’enfance. Il est simpliste, volontairement vague. Indéniablement ce passage sur la protection de l’enfance n’était pas au cœur des préoccupations d’Éric Woerth. C’est peu dire que cela se ressent.

Le résultat est là. Désolant. En vérité ce travail bâclé aura pour résultat de donner un atout à ceux qui tels des cabris prônent sans nuance « Recentralisation, recentralisation, recentralisation ! » en méconnaissance du passé quand la question à poser est celle de manière dont l’État peut inciter, accompagner, obliger quand cela est nécessaire les collectivités territoriales à exercer les missions qui leur ont été confiées, notamment en fournissant les prestations de base que la loi impose et en abondant au surcroit d’investissement attendu.

Dans un moment où la pression est si forte sur le dispositif avons-nous du temps et de l’énergie à perdre à un grand bouleversement institutionnel au risque par ailleurs de casser des dynamiques positives – car il y en a. Le rapport en est lui-même conscient qui appelle à y veiller.  « Néanmoins un grand nombre départements – coup de chapeau nécessaire aux proches de l’ADF – parvient aussi à offrir un service public de qualité qu’une éventuelle réforme doit s’attacher à préserver. »

Transfert aux collectivités ne voulait pas dire abandon de poste pour l’État ou qu’il se contente de faire la loi. C’est pourtant ce qui s’est passé … à la satisfaction première de tous : État comme conseils départementaux. Et on ne parlait pas de fonction régalienne. L’enjeu est bien aujourd’hui devant les failles identifiées que chacun exerce réellement ses responsabilités comme y invitaient les lois de décentralisation quitte à investir un peu plus sur les temps et les lieux de coordination à l’instant de la démarche de comités départementaux de protection de l’enfance que le rapport salue comme une innovation intéressante à promouvoir.

A omettre l’histoire et la géographie avec son langage technocratique et creux le rapport Woerth parait hors sol. Très politicien. A suivre donc puisqu’on nous annonce des initiatives en octobre. On observera notamment comment la Commission parlementaire d’enquête sur la protection de l’enfance abordera cette question infiniment politique sur laquelle elle a reçu mandat. Nul doute qu’avec la culture de ses membres et ses auditions, ses préconisations dans un sens ou l’autre seront plus élaborées. Sans doute en viendra-t-on à observer qu’il ne s’agit pas de renverser la table institutionnelle - recentraliser - ou se contenter du statu quo décentralisateur, mais de mieux allier les compétences publiques en veillant à maintenir en vie le secteur associatif.

(1) Observons là encore, illustration du hors sol, que le rapport Woerth n’évoque même pas la politique des ressources humaines quand il s’agit de la question essentielle du moment.