Analyse de Jean-Pierre Rosenczveig : Pour une remobilisation sur la protection de l’enfance
La protection de l'enfance connaît une rentrée sous haute tension de après une période estivale très difficile. Alors que certains acteurs voient dans la recentralisation de l'aide sociale à l'enfance (ASE) la solution, Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny et membre du bureau du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE), revient, dans son blog, sur le rôle de l'État.
De longue date notre dispositif de protection de l’enfance est fortement interpellé, critiqué, contesté. Souvent injustement. Reste qu’indéniablement il présente des carences qui ne peuvent être résolues par une simple démarche législative. (1)
Un moment exceptionnel
En cette rentrée scolaire tous les voyants se sont allumés pour indiquer qu’il traverse une zone de turbulences majeures : une explosion des situations, une aggravation des cas appelant à des réponses fortes comme le retrait d’enfant, avec de très jeunes enfants concernés – que vont-ils devenir ?, et l’impossibilité plus que jamais pour nombre de services de mettre en œuvre rapidement et comme il serait souhaitable les réponses judiciaires quand par ailleurs on relève une recrudescence des mineurs étrangers non accompagnés qu’il convient d’accueillir.
Dans le même temps, force est de constater qu’ici comme ailleurs, il est difficile devant la crise des métiers du social de trouver en nombre et en qualification les femmes et les hommes nécessaires pour exécuter les missions confiées à l’administration ou au secteur associatif habilité.
Le moment de passer à la caisse ?
Indéniablement on paie les dysfonctionnements dénoncés de longue date de la protection familiale pour avoir négligé d’identifier les responsabilités à exercer en faveur des enfants. On a aussi laissé se dégrader la protection médico-sociale de proximité qui n’a plus les moyens d’étayer suffisamment les familles en difficulté afin d’éviter la cristallisation des situations notamment de violences supportées directement ou indirectement par les enfants. Il faut envoyer le « Samu social » quand le « médecin de quartier » aurait pu être utile aux premiers symptômes ! Le service social scolaire et le service de santé des élèves, la protection maternelle et infantile, la psychiatrie infantile et désormais la pédiatrie sont en grande souffrance. 17 départements sont d’ores et déjà dépourvus d’Équipes et Clubs de prévention qui allaient au contact des enfants pour éviter que leur situation dégénère. Parents et enfants en souffrance sont trop souvent isolés. (2)
Globalement et sans distinction ou nuances on a mis en cause les départements pour leur incapacité à assumer la mission qui a été confiée par les lois de décentralisation en matière de protection de l’enfance ; on n’hésite pas à rappeler à juste titre que l’État lui-même n’exerce pas ses propres responsabilités dans les missions qui lui ont été maintenues et dans l’animation générale qui lui revenait. Il s’est trop souvent contenté de faire la loi avec des textes de plus en plus légitimement exigeants sans réunir à hauteur les conditions de leur mise en œuvre concrète faute de moyens financiers mais surtout humains par l’échec de sa politique du personnel.
Oui, des États généraux de la protection de l’enfance (3) s’imposent urgemment, d’où doit découler un « Plan Marshall » (4), c’est-à-dire la mobilisation de moyens exceptionnels.
Quels objectifs ?
Il ne s’agit pas de faire le n° inventaire théorique des difficultés rencontrées au quotidien. De nombreux rapports et expertises fournissent cet état des lieux. Il doit s’agir d’associer pour agir, territoire par territoire déjà, puis au plan national, l’ensemble des intervenants publics – l’État et les collectivités territoriales-, mais également les acteurs sociaux et éducatifs du secteur associatif habilité souvent négligés alors même qu’ils ne sont pas seulement des prestataires de services, mais ont vocation à exprimer les besoins des territoires et des populations les plus fragiles. Seule cette démarche collective peut garantir d’identifier les vrais besoins et au final l’impact des dispositions pour l'éducation et la protection de l’enfance qui devraient être prises dans le cadre de ce plan conséquent et inscrites sur la durée indispensable.
Reste qu’un constat objectif s’impose, en plein et en creux.
Notre dispositif a su régulièrement s’améliorer et s’enrichir. Il rencontre régulièrement des succès. Nombre d’enfants parviennent ainsi, avec le soutien des travailleurs sociaux, à demeurer auprès des leurs et à voir leurs conditions de vie évoluer positivement ; nombre d’enfants appelés à quitter leur domicile maintiennent des relations avec ceux qui leur sont chers et peuvent envisager de retrouver pleinement leur place auprès d’eux ; quand il est nécessaire, notre droit le permet et nos institutions y veillent, il y aura rupture du lien qui peut être pathogène pour garantir à l’enfant l’accès à une autre famille via l’adoption ; la parole des enfants et la parole des parents est désormais mieux prise en compte dans les institutions qu’elle pouvait être par le passé. (5) Nos services sociaux et éducatifs fonctionnent et leurs acteurs doivent être salués et reconnus à leur hauteur. Donnons-leur en acte … pour en tirer les conséquences !
On pourra alors aborder lucidement les dysfonctionnements dénoncés comme la violence dans certaines institutions ou tout simplement la violence de l’institutionnalisation, le non-exercice immédiat de trop de mesures, l’abandon d’enfants au sein du service dans la seule perspective de l’attente de la majorité, etc.
"Si la démarche décentralisatrice n’a pas fonctionné n’est-ce pas parce que l’État n’a pas assumé sa part pour corriger les politiques territoriales afin de garantir à tous les enfants l’accès aux droits fondamentaux en termes de protection et d’éducation sur l’ensemble du territoire national ?"
L'État au cœur
Une mise à plat territoriale sera nécessaire mais qu’on ne s’y trompe pas elle ne fera pas l’économie des décisions à dimension nationale relevant de l’État, garant de la protection de l’enfance aux yeux de la communauté internationale pour avoir ratifié la Convention internationale de l’enfant du 30 novembre 1989. On ne pourra pas s’en tirer avec des mesurettes. Mieux : un (gros) chèque ne suffira pas au regard de l’acuité des problèmes à traiter.
Qui doit faire quoi sur les politiques publiques ?
Ainsi il faudra déjà s’interroger au Parlement sur l’opportunité de revenir sur les lois de décentralisation de 1983/1984 quand certains mettent fortement en cause l’incompétence des conseils départementaux. On n’échappera pas alors à vérifier ce qu’il en était avant la décentralisation quand l’État était en pleine responsabilité. Garantissait-il l’équité des interventions publiques sur l’ensemble du territoire et au niveau de plus en plus élevé exigé par la loi pour qui les enfants ont des droits et qui doivent voir leurs besoins pris en compte ? Qui osera l’affirmer et pourra le démontrer ?
L’État n’a pas assumé un peu hier, pourrait-il assumer le tout demain ?
Si la démarche décentralisatrice n’a pas fonctionné n’est-ce pas parce que l’État n’a pas assumé sa part pour corriger les politiques territoriales afin de garantir à tous les enfants l’accès aux droits fondamentaux en termes de protection et d’éducation sur l’ensemble du territoire national ?
Il s’agit moins demain de lui restituer l’ensemble de ses compétences passées que de veiller à ce qu’il exerce enfin ses responsabilités sur son reste à charge afin de redevenir crédible aux yeux des collectivités territoriales et des interlocuteurs associatifs pour tenir sa mission d’animation. Il lui faut plus que jamais investir sur les secteurs qui lui reviennent à titre principal dans les champs scolaire et médical, mais aussi de mettre en place les instruments pour venir en soutien et en relais aux collectivités territoriales et aux associations mobilisées (la recherche, les personnels, le soutien technique, etc.).
En tout cas pour se donner des chances d’avancer il lui faut déjà refermer ce dossier d’une éventuelle redistribution des cartes (5) en s’engageant à tenir son rôle sur les territoires quand il s’est démuni de toute administration auprès du préfet et arrive difficilement à faire ce qu’il doit aujourd’hui. En retrouvant sa crédibilité il pourra entraîner les collectivités territoriales elles aussi en charge et en difficulté (par exemple sur la PMI).
Deuxièmement, mais prioritairement, l’État n’échappera pas à une de ses responsabilités propres plus que jamais majeure qu’il a maltraitée : doter l’ensemble des opérateurs publics et privés des femmes et des hommes susceptibles d’accompagner les parents et les enfants en difficulté. Force est de constater une crise de l’engagement dans le champ social comme dans d’autres champs qui concerne notre vie commune.
Sur la deuxième partie du XX° siècle on a voulu transformer les militants du social en professionnels … sans aller pour autant jusqu’à tirer l’ensemble des conséquences de cette démarche en les donnant d’un statut, notamment d’une rémunération et une reconnaissance, adapté aux missions qu’on leur confiait. (6). On a perdu les militants, on est en passe de perdre les professionnels ! Beaucoup partent comme les assistants familiaux ou les éducateurs spécialisés ; peu ont envie de rejoindre ces fonctions. Ainsi ESPOIR, comme d’autres, relèvent que 25% de ses postes d’éducateurs de prévention sont vacants ! La loi du 7 février 2022 esquisse la question des assistants familiaux, mais ne la résout pas.
On doit s’inquiéter du développement du recours à l’intérim comme dans le champ médical – les mêmes causes produisent les mêmes effets – à un coût exorbitant, mais surtout sans pouvoir garantir l’indispensable continuité dans l’accompagnement social. Étant observé que même l’intérim aujourd’hui ne fournit plus les intervenants recherchés ! Preuve l’absurde de l’acuité de la crise de ces métiers. Et cette reconnaissance ne pourra pas être que morale.
D’évidence par-delà les aspects économiques et financiers qui ne pourront plus longtemps être négligés, c’était une vraie mobilisation à s’engager à laquelle la puissance publique, notamment d’Etat doit appeler la société civile.
C’est encore l’image de la protection de l’enfance qu’il convient de restaurer. L’État se doit de mettre en exergue le travail développé au quotidien au service des enfants et des parents en souffrance. Sans nier la difficulté auxquelles les opérateurs publics et associatifs sont confrontés et les dysfonctionnements qui peuvent en résulter, il est essentiel de démontrer à l’opinion que l’argent public est mobilisé à bon escient et avec efficience quand elle n’a pas du tout cette représentation. D’une manière générale on aura à déconstruire certaines représentations erronées ou à relégitimer des pans de notre dispositif. La remobilisation en dépend.
Enfin la puissance publique ne pourra pas faire l’économie dans tous les sens du terme d’une réflexion et d’une politique pour maintenir le réseau des opérateurs associatifs qui, depuis Saint-Vincent-de-Paul, porte au quotidien les interventions sociales. Il faut sécuriser économiquement ces associations ; il faut encore drainer vers elle des citoyens militants. Nombre de dispositions techniques peuvent être prises dans ce sens. Il en va de l’intérêt même de l’exercice de la mission régalienne de protection de l’enfance.
Il faudra au passage réaffirmer les termes de la mission de service public qui, Europe ou pas, ne peut pas être concédée au secteur marchand.
Les associations elles-mêmes devront plus que jamais se donner des objectifs propres et se doter des moyens humains et financiers adaptés pour ne plus dépendre de la seule commande publique. On mesure l’ampleur du chantier à ouvrir et des blocages à dépasser.
Et en prime
Un focus tout particulier devra être porté sur ce qui se joue dans les territoires ultramarins où la situation est souvent explosive. Plus que jamais un effort renforcé doit y être apporté avec le souci du respect des règles de la République dans la prise en compte des coutumes locales et la mobilisation des compétences territoriales.
Alors on formera le vœu que sur la durée, dans une démarche rationnelle et sincère, sans démagogie, les pouvoirs publics répondent à cette demande de remobilisation exprimée avec fermeté dans la dernière période. Sans nier l’acuité des difficultés, il leur faudra reconnaître les points forts dans notre dispositif et derrière, parfois légitimer certains pans de notre dispositif comme la décentralisation ou le dispositif dual de protection administrative et judiciaire de l’enfance qui veut qu’au final grâce à cette dialectique institutionnelle les parents et les enfants en difficulté puissent se voir garantis par la justice l’accès à leurs droits.
Il lui faudra revisiter l’histoire de la protection de l’enfance pour ne pas retomber dans certaines ornières ; il conviendra encore de vérifier au regard d’autres dispositifs comme les systèmes anglo-saxons, nordiques ou nord- américains combien notre système dialectique à la française protège mieux les libertés que lorsque l’administration sociale est dans la toute-puissance première sous le contrôle formel et a posteriori de la justice
Ne pas oublier l’amont
Reste que plus que jamais, et là encore la responsabilité de la puissance publique est engagée, il convient de s’attacher aux causes qui génèrent la mobilisation du dispositif de protection administrative et judiciaire.
Ainsi le combat contre la grande pauvreté n’a pas été gagné et demeure une nécessité impérieuse avec 3 millions d’enfants pauvres sur 13 ! Il doit même redoubler d’intensité avec la reprise de l’inflation.
Les violences physiques, sexuelles et psychologiques exercées sur les enfants dans la patrie autoproclamée des droits humains est une réalité incontournable. Ainsi quand 5,5 millions de personnes – un 10° des adultes du pays – affirment avoir été victimes d’agressions sexuelles notamment dans leur famille le temps de leur enfance ou quand trop d’enfants sont les victimes directes ou indirectes de violences intrafamiliales. On ne peut pas se contenter d’améliorer les réponses apportées aux enfants victimes ; il s’agit aussi de faire en sorte que de nouveaux enfants ne soient pas agressés. Non seulement il faut rappeler l’interdit, mais le justifier : le rapport sexuel infligé à un enfant par un adulte est une violence qu’il supportera toute sa vie. Toute la société doit être interpellée quand 170 000 enfants sont victimes chaque année soit 20% d’une classe d’âge.
Il est par ailleurs indispensable que la puissance publique tirant les conséquences de l’état des lieux veille à renforcer les dispositifs de nature à prévenir la mobilisation de la protection administrative et judiciaire à savoir la responsabilité parentale et le dispositif médico-social
A ces conditions exigeantes qui ne relèvent pas seulement d’un financement public même si on ne fera pas l’économie d’un renforcement des moyens dédiés à la protection de l’enfance, on peut penser à terme améliorer encore notre dispositif ; en tout cas éviter qu’il sombre, ne fût-ce que par le désengagement d’une grande partie de ceux et de celles qui aujourd’hui le portent à bout de bras, professionnels ou responsables associatifs qui n’en peuvent mais.
D’évidence, et il faut leur en donner acte, les pouvoirs publics dans ces dernières années, ont commencé à prendre conscience de la gravité de la situation. Le maintien d’un département ministériel de l’enfance désormais rattaché au premier ministre, mais sans budget propre, l’installation d’un Conseil interministériel sous son impulsion, la création du GIP Enfance protégée (sans renfort spécifique), la mise en place d’une délégation à l’Assemblée nationale aux droits des enfants (mais pas au Sénat), le renouvellement du Conseil national de la protection de l’enfance ou l’expérimentation des conseils départementaux de protection de l’enfance sans autant de signes positifs pour améliorer la gouvernance publique
Les composants de l’orchestre sont présents et tous prêts à tenir plus que jamais leur place. La société civile peut être mobilisée plus qu’elle ne l’a été jusqu’ici. Nous ne partons pas de rien dans la symphonie qu’il faut écrire et jouer ; reste à ce que le chef d’orchestre sache permettre à chacun de trouver sa place déjà en lui donnant le sentiment de participer d’une démarche collective positive et mobilisatrice au service des plus fragiles et de l’intérêt général. Et déjà de fixer un cap : quels objectifs s’assigne-t-on collectivement au titre du droit à la protection ? Non pas seulement parce que les enfants sont l’avenir de la société, mais parce qu’ils sont ici et maintenant présents comme des personnes.
1 – Le Sénat via le rapport Bonne adopté le 5 juillet 2023 appelle d’ailleurs à un moratoire législatif pour veiller à l’application concrète des lois déjà votées.
2 – Le patronat social du XIX° abandonnait moins les familles que l’Etat libéral du XXIe leur offrant un logement et des activités
3 – 24 départements y appellent
4 – Anne Devreese, présidente du CNPE
5– En grande partie sous la pression des anciens (Cause commune, Repair) sinon des parents d’enfants suivis
6 – Proposition de loi de janvier 2022 de X Iacovelli sénateur Renaissance d’expérimenter une recentralisation
7 – Encore récemment en ne les incluant pas dans le Grenelle du médico-social on a commis l’énorme erreur de négliger leur rôle pendant la pandémie au risque de les heurter profondément
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