L’agression sexuelle est un enjeu social et de santé publique qui a pris sa place dans l’espace public au cours des dernières années, notamment à travers les mouvements de dénonciations tels que #moiaussi et #onvouscroit. Toutefois, les hommes qui dévoilent leur victimisation sont peu nombreux, et le sujet reste tabou. Ceci est particulièrement vrai au sein d’une socialisation masculine traditionnelle qui inculque l’idée qu’un homme, « un vrai homme », doit être fort, ne parle pas de ses problèmes et n’a pas besoin d’aide. Par ricochet, il ne peut donc pas être une « victime ».
Il peut ainsi s’écouler des années, voire des décennies, avant que ces hommes dévoilent les agressions dont ils ont été victimes, tout en souffrant de répercussions sur leur santé neurodéveloppementale, physique, psychologique, sexuelle et relationnelle.
J’ai de la difficulté à garder des relations et tout ça, la seule façon que j’ai connu pour garder des relations c’est d’accommoder l’autre, de faire des choses que je n’ai pas envie. Accepter des choses qui ne correspondent pas à mes valeurs ou à mes besoins. (Chuck, 36 ans)
À titre de membres fondateurs du CNVAM, un partenariat qui réunit différents acteurs soucieux de promouvoir les connaissances empiriques sur la victimisation au masculin et leurs applications pratiques, nous avons développé une expertise en recherche interventionnelle auprès des adultes survivants de traumas interpersonnels en enfance, sur les violences sexuelles, les réalités masculines et la mobilisation des connaissances dans le cadre d’approches participatives.
J’ai toujours peur qu’on se serve de mes faiblesses pour me blesser. (Ludger, 63 ans)
Cet article présente notre initiative de création de cinq capsules vidéos – en partenariat avec des hommes victimes et des représentants d’organismes spécialisés dans l’intervention auprès d’eux – visant à sensibiliser le grand public à l’ampleur des agressions sexuelles chez les garçons, aux conséquences de ces crimes et aux réponses favorisant le rétablissement de ces victimes.
L’agression sexuelle, ça arrive aussi aux garçons
Entre 8 % et 20 % des hommes ont été victimes d’agression sexuelle pendant leur enfance, selon les études menées au Québec, au Canada et à l’internationale. Or, ces crimes demeurent invisibles, peu documentés dans les écrits scientifiques, et peu discutés dans la sphère publique. Ceci entrave le cumul d’informations nécessaires pour guider les interventions et la sensibilisation auprès de la population.
Il importe de reconnaître cette problématique sociale pour faire tomber les tabous et mobiliser des réponses sociales favorisant la guérison des survivants. Dans cette optique, la capsule vidéo « Ça arrive aussi aux garçons », met en scène des hommes victimes qui témoignent de leur expérience. Elle informe le public sur les prévalences, les caractéristiques de ces agressions (majoritairement commises par des personnes connues, et certains hommes ont été abusés par une femme), et les répercussions qui affectent l’identité (vide intérieur, faible estime), le fonctionnement relationnel (détresse conjugale), la santé mentale (dissociation, détresse psychologique), et le parcours scolaire puis socioéconomique des victimes.
Dévoilement et demande d’aide
Les hommes dévoilent peu les abus subis et mettent entre 25 et 42 ans avant de demander de l’aide.
Des données recueillies auprès de 105 hommes qui consultent un organisme spécialisé dans l’accompagnement d’hommes victimes d’abus sexuels montrent que 57 % n’avaient jamais dévoilé les abus vécus avant d’initier leur processus.
L’internalisation des stéréotypes associés à la masculinité (un homme n’est pas une victime, doit faire preuve de force) peut, entre autres, nuire au dévoilement et à la guérison. Ces éléments sont exprimés par des hommes victimes eux-mêmes dans la capsule vidéo intitulée « Briser le silence », produite par l’équipe du CNVAM.
On parle pas de ça. Faut que ça reste secret, c’est honteux. (Denis)
Ça nourrissait la honte, le sentiment d’être une mauvaise personne. T’as pas dit non, donc t’as consenti. (Daniel)
Or, le fait de nier la souffrance causée par les abus les prive de la possibilité de soutien de leurs proches et de professionnels. Également, étant donné que les conséquences des abus émergent malgré tout, ils ont tendance à consulter en tout dernier recours pour des problèmes exacerbés ou cristallisés, tels que la dépression, l’abus de substances, des problèmes relationnels ou de gestion de la colère.
Alors que la demande d’aide est jonchée d’obstacles, « en parler ouvertement, librement, sans peur, permet de déplacer le fardeau de la honte sur l’agresseur », selon Daniel, un homme survivant.
L’accueil du dévoilement et la guérison
La réaction de l’entourage des hommes face au dévoilement joue un rôle clé. Des réponses négatives sont liées à une augmentation de la détresse psychologique et relationnelle à l’âge adulte. Bien que certaines victimes masculines expriment leur vulnérabilité, d’autres manifestent leur souffrance à travers colère et irritabilité, ce qui augmente le défi pour les proches et les professionnels à les accueillir avec bienveillance.
Une réponse favorable au dévoilement est centrale au processus de rétablissement et se caractérise par :
- Écouter sans jugement, sans minimiser ni amplifier ;
- S’assurer de la sécurité de la personne ;
- Croire – il s’agit de sa perception et de son vécu ;
- Respecter le rythme ;
- Souligner la force et le courage de dévoiler ;
- Valider les émotions, réactions ;
- Donner de l’information (impacts, ressources et recours possibles) ;
- Reconnaître et déconstruire les mythes.
Une réaction favorable de l’entourage est centrale au processus de rétablissement.
Vers des réponses sensibles aux traumas
La guérison passe par un changement de paradigme qui délaisse la tendance classique de demander : « C’est quoi le problème avec lui ? » ou même « C’est quoi le problème avec moi ? » pour plutôt chercher à comprendre [« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »], « Qu’est-ce qui s’est passé dans ma vie et qui me permettrait de mieux comprendre et modifier mes réactions, mes états, ma souffrance ? ».
Reconnaître l’abus sexuel en enfance vécu par les hommes comme une problématique sociale contribue à faire tomber le tabou, à développer les services spécialisés en intervention auprès de cette population et à libérer la parole des survivants qui expriment que « C’est important de reprendre sa liberté », tel qu’énoncé par Alain, un homme survivant.
Nous avons tous et toutes un rôle majeur à jouer pour créer un tissu social qui favorise la guérison des personnes victimes et qui résiste à retraumatiser ces personnes, à force d’écoute, d’ouverture, d’éducation et de bienveillance.
Les approches sensibles aux traumas ont d’ailleurs été élaborées devant le constat du caractère endémique des expériences de traumas et de leurs répercussions. Ces dernières, lorsque négligées, entravent la santé et le bien-être des victimes, et exacerbent le risque pour les victimes de vivre des expériences retraumatisantes au sein de nos sociétés, de nos systèmes et de nos institutions publiques.
L’objectif des pratiques sensibles aux traumas est de promouvoir une meilleure compréhension des traumas vécus par les personnes et de leurs effets, d’atténuer leurs répercussions et de ne pas retraumatiser les victimes. Elles rappellent l’importance de :
- Réaliser l’ampleur du phénomène et ses impacts ;
- Reconnaître les manifestations des effets de ces traumas ;
- Répondre aux besoins des personnes victimes en leur offrant des interventions appuyées par des données probantes ;
- Résister à retraumatiser ces personnes (par des réponses inadaptées).
Vous aussi pouvez faire une différence !
Natacha Godbout, Full Professor, Professeure titulaire, Sexologie, Université du Québec à Montréal (UQAM); Jean-Martin Deslauriers, Professeur, L’Université d’Ottawa/University of Ottawa; Mylène Fernet, Professeure titulaire, Département de sexologie, Université du Québec à Montréal (UQAM) et Stephanie Pelletier, Coordonnatrice de recherche, Unité de recherche et d'intervention sur le TRAuma et le CouplE (TRACE), Université du Québec à Montréal (UQAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.